Quelques jours avant les dernières élections, j'avais eu une conversation avec un sénateur, conseiller spécial du chef de l'opposition, qui me disait à quel point son chef avait changé, qu'il avait surpris les Canadiens et que le pouvoir était à portée de main.

«On doit garder les pieds sur terre, mais ça sent bon. On pense pouvoir faire des gains et peut-être même gagner. C'est jouable, en tout cas», m'avait dit ce sénateur en marchant sur une grande artère de Toronto.

 

Et puis, à propos de son chef: «Il est devenu plus chaleureux, plus à l'aise avec les gens. Il parle mieux l'autre langue officielle, ses discours sortent mieux, il a trouvé sa zone de confort, en quelque sorte. En plus, nos adversaires l'ont tellement dépeint négativement que les gens qui le voient ou le rencontrent maintenant pour la première fois s'aperçoivent qu'il n'est pas si pire que ce que l'on dit de lui.»

C'était en janvier 2006, et le sénateur Marjory LeBreton, proche conseillère de Stephen Harper, commençait vraiment à croire à la victoire.

Coïncidence troublante, hier à Halifax, j'ai vécu exactement la même chose: un autre sénateur, Jim Munson, conseiller du chef de l'opposition, Stéphane Dion, m'a tenu exactement les mêmes propos au sujet de son chef et de la campagne libérale, sans toutefois s'avancer aussi loin sur l'issue de la course.

Pour le reste, toutefois, il a repris mot pour mot les propos de sa consoeur: le chef est meilleur que ce que tout le monde pensait, son anglais aussi, il est plus à l'aise dans sa peau, plus à l'aise aussi avec les électeurs, qui découvrent un autre chef que celui, caricatural, dépeint par ses adversaires.

Là s'arrêtent toutefois les comparaisons. En janvier 2006, Stephen Harper réussissait son pari et devenait premier ministre du Canada. Stéphane Dion mène, c'est vrai, une campagne surprenante, mais même les libéraux les plus optimistes voient mal comment il réussira à reprendre aux conservateurs et au NPD les votes qui lui font défaut en ce moment. Ils veulent bien s'encourager, tout en reconnaissant qu'une récolte de 20 à 30 sièges en Ontario est, à ce stade-ci, une mission impossible. Ils savent aussi qu'ils ne feront pas de gains significatifs au Québec, contrairement à Stephen Harper qui y a gagné 10 nouveaux sièges en 2006, et qu'ils en perdront vraisemblablement en Colombie-Britannique.

Stéphane Dion connaît une bonne fin de campagne, mais il va manquer de temps et d'appuis pour atteindre le but ultime.

Surtout s'il perd des journées de campagne, comme hier, rattrapé encore une fois par son Tournant vert.

Une différence majeure distingue la campagne de Stephen Harper en 2006 et celle de Stéphane Dion cette année: le chef conservateur avait alors fait campagne avec un programme simple et concret en cinq points précis.

Stéphane Dion, lui, a fait le pari de faire campagne avec un plan complexe et controversé, son fameux Tournant vert, qu'il conviendrait probablement de rebaptiser le boomerang vert parce qu'il revient constamment en arrière de la tête des libéraux chaque fois qu'ils essayent de le mettre de côté.

L'entrevue du leader libéral adjoint, Michael Ignatieff, publiée hier dans La Presse et dans laquelle il ouvrait la porte à des modifications fiscales au Tournant vert, a fait des vagues jusqu'à Halifax, hier.

Autant Stéphane Dion était pimpant, mercredi à Toronto, autant il était tendu et sur la défensive hier à Halifax.

Évidemment, se faire contredire par ses principaux lieutenants, Michael Ignatieff mercredi, Bob Rae mardi, cela n'aide pas beaucoup à envoyer un message d'unité.

Le chef libéral a bien tenté de minimiser les déclarations de son chef adjoint, mais celles-ci étaient on ne peut plus claires.

«On ne va pas abandonner le Tournant vert, parce que Dion a basé toute sa carrière sur ça. (...) Mais des détails pourraient être changés, des détails fiscaux pourraient être allégés d'une façon ou d'une autre», a indiqué M. Ignatieff en rencontre éditoriale, ajoutant qu'un gouvernement libéral pourrait, en effet, réduire la taxe sur le carbone.

MM. Rae et Ignatieff ont bien tenté de calmer le jeu, mais le mal était fait. Impossible, en plus, de ne pas noter au passage que ces deux-là ont toujours, comme par hasard, un oeil sur le trône de M. Dion.

Un autre retour de boomerang est venu frapper Stéphane Dion à son arrivée à Halifax, cette fois gracieuseté du premier ministre conservateur de la Nouvelle-Écosse, Rodney McDonald. Celui-ci a attendu la visite de Stéphane Dion pour publier un rapport qui, selon lui, démontre les possibles effets néfastes du Tournant vert libéral sur l'économie de sa province.

Les libéraux ont pu compter sur l'aide du premier ministre Danny Williams à Terre-Neuve, Stephen Harper leur a remis la monnaie de leur pièce avec Rodney McDonald en Nouvelle-Écosse.

Juste au moment où M. Dion venait dire aux électeurs de Nouvelle-Écosse de ne pas gaspiller leur vote chez le NPD, ce qui est, leur a-t-il dit, le plus sûr moyen de réélire les conservateurs.

C'est aussi ce qu'il répétera aujourd'hui et demain en Ontario, la planche de salut des libéraux. M. Dion implore les Québécois depuis deux jours de tourner le dos au Bloc, sans grand espoir, toutefois, comme le démontrent nos sondages ce matin.

Il semble clair que le Bloc va «faire la job» aux conservateurs au Québec. Stéphane Dion doit maintenant espérer que les Ontariens restent fidèles au Parti libéral.