La question m'a traversé l'esprit en voyant Michael Phelps sur le podium, sa huitième médaille d'or autour du cou: le nageur américain est-il le plus grand olympien de l'histoire, tous sports confondus?

C'est une question-piège, comme n'a pas manqué de me le faire remarquer Dick Pound quand je la lui ai posée. L'avocat montréalais, ancien vice-président du Comité international olympique et ex-président de l'Agence mondiale antidopage, est bien placé pour parler de Phelps. Dernier Canadien à avoir participé à la finale du 100 m libre, à Rome, en 1960, il a assisté à six des huit victoires de Phelps au Cube d'eau de Pékin.«Il est le nageur le plus dominant de l'histoire olympique. Je ne crois pas que quiconque parviendra un jour à répéter l'exploit qu'il vient d'accomplir. Il a quand même fallu 36 ans pour que quelqu'un parvienne à battre la marque de sept médailles d'or de Mark Spitz», dit-il.

«Mais est-il plus iconique que Cassius Clay ou Jesse Owens, par exemple? Est-il plus grand que Paavo Nurmi (gagnant de 12 médailles, dont neuf d'or, en course de fond, dans les années 20)? Il y a tellement de différence entre les sports.»

Vrai que toute comparaison est forcément boiteuse, y compris entre nageurs d'époques différentes. À Munich, en 1972, Spitz pouvait se permettre de nager en Speedo minimaliste, le visage barré d'une luxuriante moustache. La silhouette dégingandée de Phelps est rasée de près et ceinte d'une combinaison de l'ère spatiale qui a joué un rôle majeur dans la kyrielle de nouveaux records du monde établis au cours de la dernière semaine. Le contraste ne saurait être plus marqué.

La grandeur d'un athlète ne se mesure pas strictement au nombre de médailles gagnées à l'intérieur d'une quinzaine olympique. Elle se trouve aussi dans la durée. Pensez au Britannique Steve Redgrave, qui a gagné cinq médailles d'or en cinq Jeux en aviron, ou à Carl Lewis, qui a remporté la médaille d'or au saut en longueur lors de quatre Olympiades consécutives et en ajouté quelques unes au 100, au 200 et dans le relais.

La grandeur se trouve aussi dans la manière: Abebe Bikila, courant pieds nus pour gagner le marathon des Jeux de Rome, ou encore Jesse Owens faisant un pied de nez à la supposée suprématie aryenne lors des Jeux nazis de Berlin, en 1936.

Il y a justement une manière Phelps. Une manière de défier la logique, incarnée jusque dans son physique hors norme: l'envergure de ses bras, six pieds sept pouces, dépasse de trois pouces sa grandeur!

Quand Phelps est dans la piscine, la logique n'existe plus, elle est annihilée, oblitérée, comme lorsqu'il tourne septième au virage dans le 100 m papillon, mais parvient quand même à souffler la tête de la course par un centième de seconde. Ou plutôt la logique existe, mais c'est celle d'une pure bête de course, capable de trouver en lui-même des ressources dont ne peuvent que rêver ses adversaires. «Un freak», disait cette semaine, sur un ton admiratif, le Canadien Mark Tewksbury, médaillé d'or du 100 m dos des Jeux de Barcelone.

Il y a aussi une manière Phelps en dehors de la piscine. Une manière de ne pas avoir la grosse tête, d'avoir ses deux énormes pieds sur terre, un trait de personnalité peut-être pas si surprenant pour un gars qui dit s'inspirer du nageur américain Pablo Morales, gagnant de cinq médailles aux Jeux de Los Angeles et Barcelone. «Morales était un nageur reconnu pour sa classe et sa dignité dans la victoire», souligne Tewksbury.

Phelps n'a jamais caché son désir de faire croître la popularité de la natation aux États-Unis. Il a franchi un grand pas dans cette direction grâce à l'exploit qu'il vient d'accomplir à Pékin. Quand c'est rendu qu'on diffuse de la natation en direct sur un écran géant pendant un match des Reds de Cincinnati, c'est qu'il se passe quelque chose.

Le plus grand olympien de l'histoire? La question est effectivement piégée. Une chose me semble toutefois sûre: jamais athlète «amateur» n'a-t-il eu autant que Phelps le pouvoir de faire grandir son sport. C'est déjà pas mal.