(Ottawa) Les dons internationaux de vaccins contre la COVID-19 ne suffisent plus à éviter le gaspillage, et si le Canada ne change pas d’approche dans les prochains mois, des doses sont condamnées à l’élimination. Le problème n’est toutefois pas unique au Canada. Et tandis que les vaccins de deuxième génération s’apprêtent à arriver sur le marché, il faut absolument faire mieux que la première fois, plaide la Dre Joanne Liu.

Près de 1,2 million de doses du vaccin de Moderna y ont déjà passé. Bientôt, ce sera au tour de 13,6 millions de doses d’AstraZeneca qui « ont expiré à la fin des mois de mars, avril et mai et sont prêtes à être éliminées ». Le gouvernement fédéral fait le ménage dans sa pharmacie — faire le ménage comme dans jeter aux poubelles.

Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de les envoyer vers d’autres pays, assure-t-on chez Santé Canada. On a « fait tous les efforts possibles pour donner des vaccins », mais ils ont été refusés en raison d’« une demande limitée pour le vaccin et des difficultés de distribution et d’absorption rencontrées par les pays destinataires », dit le ministère.

Et l’opération d’élimination pourrait se poursuivre : d’ici la fin de l’année 2022, quelque 12,7 millions de doses de vaccins des stocks fédéraux — principalement des doses du vaccin Moderna, mais aussi 3,1 millions de doses de Novavax — arriveront à leur date d’échéance. Pour 2,8 millions de doses de Pfizer-BioNTech, la péremption est fixée à janvier 2023.

Aucune dose du vaccin Pfizer-BioNTech n’a dépassé sa date de péremption dans les stocks fédéraux centraux. Du moins, pas jusqu’à présent.

Car le 10 mars dernier, le ministre de la Santé, Jean-Yves Duclos, a déclaré « excédentaires » jusqu’à 5,1 millions de doses du vaccin afin qu’elles « puissent être offertes à titre de don ». Jamais le Canada n’avait fait don des vaccins de cette pharmaceutique depuis qu’il a commencé à partager avec des pays moins nantis, en 2021.

Il a été impossible de savoir ce qu’il est advenu de ces millions de doses que l’on voulait donner. Elles ne figurent pas sur la liste gouvernementale de distribution internationale de vaccins. « Aucun détail spécifique ne peut être donné tant que les dons n’ont pas été finalisés et rendus publics », a écrit une porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

Gaspillage inévitable ?

Dans la note de service préparée par les fonctionnaires de Santé Canada, on avertit que « des doses seront périmées au cours des prochains mois », et que « même si les dons peuvent compenser l’excédent de stocks, ils ne sont plus une avenue pouvant garantir d’éviter le gaspillage étant donné qu’il y a maintenant une offre mondiale abondante ».

D’autant plus qu’avec « l’arrivée prochaine [des vaccins] de Medicago et de Novavax, le Canada possédera des dizaines de millions de doses en surplus qui ne pourront pas être utilisées en 2022 », car « la demande pour les vaccins, incluant les doses de rappel, a significativement baissé depuis que la campagne des doses de rappel a été lancée en novembre 2021 », a-t-on signalé dans ce document obtenu grâce à la Loi sur l’accès à l’information.

La surabondance n’est pas unique au Canada. Elle est aussi le lot d’autres pays riches.

La firme Airfinity, établie à Londres, évalue à 1,1 milliard le nombre de doses de vaccins périmées qui ont été gaspillées dans le monde entier.

Le taux de gaspillage est d’environ 10 % depuis que le partage mondial de doses a commencé, en juin 2021, explique-t-elle dans une analyse publiée il y a un peu plus de deux semaines.

Ce bilan serait par ailleurs « largement sous-estimé », signale-t-on.

« En dépit des efforts déployés par les pays pour éviter le gaspillage, il semble inévitable jusqu’à un certain point », a déclaré le DMatt Linley, directeur de l’analyse au sein de la firme londonienne.

« Une question de timing »

Si le fait que le Canada est aujourd’hui contraint de jeter aux poubelles des millions de doses du vaccin contre la COVID-19 est regrettable, c’était prévisible, car « tout est une question de timing », fait valoir la Dre Joanne Liu, sommité mondiale en matière de lutte contre les épidémies.

Et si les pays qui aujourd’hui boudent les vaccins y avaient eu accès dès 2021, les choses seraient bien différentes, croit-elle.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Joanne Liu

On arrive un an plus tard, et là, on a réglé en partie le problème d’approvisionnement dans les pays à bas et moyen revenu. Le problème, c’est la distribution, et l’acceptation de la vaccination. Et ça, ça ne se fait pas tout seul. On l’a vu : ici, ça s’est fait à coup de publicités, à coup de loteries et à coup de déploiement de l’armée.

La Dre Joanne Liu

« Imaginez les moyens qu’on s’est donnés comme pays du G7. Et là, on essaie de parler à des pays qui se retrouvent en queue de peloton de la richesse du monde, comme la République centrafricaine, qui a moins de 10 % de vaccination, le Togo, et on ne comprend pas leur attitude », se désole-t-elle.

Ainsi, la Dre Liu trouve « cheap » que l’on accuse d’hésitation vaccinale les pays qui refusent les vaccins que le Canada et d’autres nations riches leur offrent par l’entremise d’ententes bilatérales ou du mécanisme COVAX.

« Je pense qu’il faut remettre les pendules à l’heure : les gens regardent les pays de bas et moyen revenu comme s’ils étaient pleins d’ingratitude parce qu’on leur donne nos restants de vaccins de première génération, quand nous, on s’est fait vacciner en temps et en heure quand on en avait besoin », s’enflamme-t-elle au téléphone.

Et il faut le dire, les pays riches comme le Canada proposent surtout des cargaisons d’un vaccin dont ils ne veulent pas vraiment — AstraZeneca a été progressivement délaissé en raison de ses effets secondaires. À l’Organisation mondiale de la santé (OMS), on y voit une explication à la réticence des pays d’en accepter des doses.

Les gens suivent les choses. Et ils se disent : comment ça se fait que vous soyez prompts à partager votre AstraZeneca et que vous ne soyez pas prompts à partager votre Moderna et votre Pfizer-BioNTech ? La question se pose, et on sait qu’il y a une partie de vrai là-dedans.

La Dre Joanne Liu

L’Afrique demeure le continent le moins vacciné. Dans plusieurs pays, la proportion de personnes qui ont reçu au moins deux doses est d’environ 10 %1.

Partager pendant qu’il en est temps

Il faut donc faire mieux avec le déploiement des vaccins de deuxième génération, qui sont efficaces contre le variant Omicron, qu’avec ceux de la première. Peut-être qu’en plus d’éviter le gaspillage, on réussira à vacciner davantage de gens dans les pays à faible et moyen revenu, plaide la pédiatre.

La recette pour atteindre une plus grande équité vaccinale ?

« On partage le gâteau pendant que le gâteau est frais. On ne donne pas des miettes de gâteau défraîchies, sèches et rassises, aux pays à bas et moyen revenu. Quand le gâteau est frais, tout le monde doit avoir sa part en temps et en heure », explique-t-elle.

Selon la Dre Liu, opter pour des modèles « qui sont basés sur la charité » comme COVAX et l’Accélérateur ACT n’est pas une solution. Le résultat sera perpétuellement le même : les pays les mieux nantis se serviront toujours en premier, et les restes iront aux plus pauvres.

« On n’a pas de gouvernance mondiale qui encourage une répartition […]. On n’a pas ces ententes-là encore. Je sais qu’il y a un traité pandémique qui va être livré en 2024, mais on a déjà une nouvelle alerte d’une urgence sanitaire de portée mondiale avec la variole simienne… 2024, c’est encore loin », souligne-t-elle.

La communauté internationale planche en effet sur un pacte entourant la gestion des pandémies, qu’elle espère conclure en mai 2024. Jeudi dernier, après une séance de négociations à Genève, il a été décidé que cet accord international serait juridiquement contraignant.

« Impensable » et « indéfendable »

Le député conservateur Pierre Paul-Hus considère qu’il est « impensable que tant de vaccins contre la COVID-19 dont auraient pu bénéficier d’autres pays ayant des taux de vaccination plus faibles aient dû être jetés », dénonce-t-il, y détectant « un autre exemple de la mauvaise planification et gestion du gouvernement ».

Son collègue néo-démocrate Don Davies n’est pas lui non plus prêt à absoudre le gouvernement Trudeau. « C’est indéfendable qu’on jette toutes ces doses pendant une pandémie mondiale. Je pense que les Canadiens devraient avoir honte », s’offusque-t-il à l’autre bout du fil.

S’il conçoit que le Canada n’est pas le seul à gaspiller, l’élu considère tout de même qu’il y a de sérieuses lacunes dans la gestion des stocks.

« Il y a de la négligence depuis le début de la pandémie, voire depuis des années […]. On n’a pas de système moderne et efficace d’inventaire de matériel dont on a besoin en cas d’urgence », souligne-t-il.

La vérificatrice générale du Canada avait d’ailleurs tapé sur les doigts de l’Agence de la santé publique dans un rapport publié en mai 2021. Elle lui avait reproché un manque d’efficacité dans le contrôle des stocks de la Réserve nationale stratégique d’urgence2.

2,75 % de pertes au Québec

Comme pour leur donner raison, le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a fourni à La Presse des données précises sur ses stocks de vaccins contre la COVID-19. Il chiffre à 640 000 le nombre de doses détruites, dont 177 000 « perdues » (fioles entamées, erreurs humaines, rupture de chaîne de froid, etc.) et 461 000 périmées et détruites. Près de 93 % des doses gaspillées parce qu’elles étaient périmées sont de Moderna.

« Le 30 décembre 2021, le gouvernement fédéral a offert une importante quantité de vaccins Moderna au Québec. Il s’agissait de surplus de vaccins qui n’avaient pas trouvé preneur à l’étranger. Cependant, ces vaccins expiraient rapidement, soit dès mars 2022. Le Québec a accepté 1 million de doses de ces vaccins », a expliqué dans un courriel Robert Maranda, porte-parole du MSSS. Le gouvernement québécois projetait un taux de perte de 5 % pendant la campagne de vaccination ; ce taux est présentement de 2,75 %, en tenant compte des doses périmées, a-t-il ajouté.

1. Consultez les données mondiales de la vaccination (en anglais) 2. Lisez « Une gouvernance inadéquate à l’Agence de la santé publique du Canada »
En savoir plus
  • 19,7 %
    Proportion d’habitants de pays à faible revenu qui ont reçu au moins une dose d’un vaccin contre la COVID-19.
    source : Our World in Data
    0,13 %
    Proportion de la population qui est adéquatement vaccinée au Burundi. Le pays d’Afrique est dernier de classe. Les données de quelques pays ne sont cependant pas disponibles.
    source : Centre de recherche sur le coronavirus de l’Université Johns Hopkins