Des enregistrements récemment déposés en preuve à l’enquête publique de la coroner Géhane Kamel lèvent le voile sur l’ampleur du désarroi des propriétaires du CHSLD Herron dans les jours qui ont précédé la prise de contrôle de l’établissement par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, en mars 2020. Paniqués, ne sachant plus vers qui se tourner pour avoir de l’aide, Samantha Chowieri et son mari ont joint deux fois le 811. Dans les appels, on les entend crier leur désespoir et réclamer en vain un dépistage massif des résidants.

« Tout le monde nous raccroche dessus, nous dit qu’il peut pas nous aider. » « Ça va vraiment être grave, notre situation. » « Personne ne comprend le message. » « On a vraiment besoin d’un soutien du CIUSSS. »

Dans deux conversations avec des infirmières de la ligne 811 les 28 et 29 mars 2020, Samantha Chowieri, copropriétaire du CHSLD Herron, où 47 aînés sont morts durant la première vague, ne peut être plus claire. La situation dans son établissement est catastrophique. Elle a besoin d’aide et elle ne sait plus vers qui se tourner pour en avoir.

Ces conversations, ajoutées en preuve récemment dans le cadre de l’enquête publique de la coroner Géhane Kamel sur la gestion de la pandémie dans plusieurs CHSLD de la province, nous plongent au cœur du désarroi et de la panique vécus par l’équipe de gestion de Herron dans les deux journées ayant précédé la mise en tutelle par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, le 30 mars 2020.

Les enregistrements soulèvent de nombreuses questions. Parmi elles : pourquoi, malgré les demandes répétées de la propriétaire, aucun dépistage massif n’a été entrepris dans l’établissement avant la deuxième semaine d’avril, alors qu’il a été établi depuis qu’un tel dépistage aurait contribué à réduire la propagation ? Et comment expliquer que Mme Chowieri ait été obligée de communiquer avec le 811, de toute évidence le mauvais canal, pour sonner l’alarme ?

« Il n’y a personne qui répond »

Dans un premier appel fait le 28 mars à 9 h 32, Samantha Chowieri explique à l’infirmière de garde qu’« à ce point-ci, il n’y a personne qui répond » au CIUSSS.

« On a besoin de quelqu’un. À ce point-ci, on appelle tous les numéros de téléphone. Tout le monde nous raccroche dessus, nous dit qu’il peut pas nous aider. Nous, ça nous a été dit d’appeler la Santé publique et le CIUSSS si jamais ça débordait. On a vraiment besoin d’un soutien du CIUSSS. Je sais pas s’il y a quelqu’un avec qui vous pouvez communiquer. Mais on a un CHSLD et on traite avec des usagers quand même à risque », dit-elle.

Le CHSLD privé, qui a fermé ses portes après la crise, compte alors un cas de COVID-19 confirmé chez les résidants et un autre cas suspect. Le directeur général est malade. Cinq employés ne sont pas rentrés au travail parce qu’ils se sentent mal. Des résidants logeant dans les chambres proches de celle du cas confirmé ont des symptômes.

« Je sais pas si ça serait possible d’avoir un dépistage pour tout notre CHSLD ? », réclame la propriétaire à trois reprises. Au bout du fil, l’infirmière du 811 demande si les résidants sont en mesure de se rendre par leurs propres moyens dans une clinique de dépistage. « C’est un CHSLD, donc tout le monde va devoir être envoyé à l’hôpital », répond Mme Chowieri, qui propose un dépistage sur place pour simplifier le tout.

« On manque de personnel », ajoute la gestionnaire, qui s’inquiète que les gens du CIUSSS ne la rappellent que le lundi suivant. Nous sommes alors samedi matin. Elle souhaite parler à quelqu’un « le plus tôt possible ».

« On est à bout de souffle »

Le lendemain, le 29 mars, à 14 h 32, au tour du conjoint de Mme Chowieri de composer le 811. On entend clairement la panique dans sa voix. « On est à bout de souffle. J’ai un manque de staff. J’ai besoin de faire un dépistage parce que j’ai trois cas qui ont été confirmés. »

L’infirmière au téléphone ne semble pas comprendre pourquoi l’appel a été dirigé vers elle. « Je suis infirmière, pas gestionnaire. » « Le CIUSSS m’a dit d’appeler votre numéro », affirme le mari de la propriétaire.

La situation est urgente. J’ai vraiment besoin d’aide. J’ai besoin de quelqu’un qui fasse du dépistage ici sur place. Le monde sont à mobilité réduite. On peut pas les transporter à l’hôpital. On a besoin de contrôler cette place-là.

Le conjoint de Samantha Chowieri, propriétaire du CHSLD Herron

Alors que l’infirmière cherche le bon interlocuteur vers qui le diriger, Mme Chowieri prend le relais de la conversation. Elle explique avoir eu des contacts avec le CIUSSS et la Santé publique. Une de ses répondantes, dit-elle, lui a laissé des coordonnées d’une agence de placement de personnel. « Pis les agences n’ont personne. Pis elle me dit qu’elle va nous rappeler demain. Mais c’est parce que j’ai personne sur le plancher, moi, ce soir. »

En arrière-plan, on entend son conjoint rager. « Les résidants ont besoin de boire de l’eau et de manger. »

« Ça va vraiment être grave, notre situation, pis je pense que personne ne comprend », prévient la propriétaire de Herron. L’infirmière promet de « laisser l’information et les messages à plus haut ».

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le CHSLD privé Herron

Lors des audiences de l’enquête de la coroner, il a été établi par de nombreux témoignages que la haute direction de Herron a sonné l’alarme plusieurs fois sur sa situation précaire dans les jours ayant mené à la crise qui a marqué le Québec.

Le soir du 29 mars, trois gestionnaires du CIUSSS se sont rendues, de leur propre chef, prêter main-forte après avoir été alertées de différentes manières. Elles ont été les toutes premières représentantes du CIUSSS à aller sur place. Elles ont trouvé des résidants dans des conditions abominables, affamés, déshydratés et souillés. Pratiquement tout le personnel de l’établissement manquait à l’appel.

Le lendemain, une lettre officielle était envoyée à la propriétaire, Samatha Chowieri, par la PDG du CIUSSS, Lynn McVey, pour annoncer que Herron était mis sous tutelle. Dans les années précédentes, Herron avait fait l’objet de plusieurs enquêtes, dont celles d’une coroner et du Protecteur du citoyen, mais le CIUSSS continuait d’y acheter des places. Dans le cadre de l’enquête de Géhane Kamel, Mme Chowieri a admis que son entreprise n’était pas outillée pour gérer un CHSLD.

« Faire la lumière sur les évènements »

Questionné mardi à savoir pourquoi les propriétaires de Herron avaient dû se tourner vers le 811 les 28 et 29 mars 2020, le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal n’a d’abord pas voulu commenter, mais a finalement envoyé une réponse en début de soirée mardi.

Le courriel détaille son intervention à compter de la nuit du 29 au 30 mars. « À compter du 30 mars débute la période d’intervention du CIUSSS de soutien et d’accompagnement qui se poursuivra jusqu’à l’ordonnance de la directrice de la Santé publique de Montréal émise le 7 avril 2020. Malgré cette tentative d’accompagnement, les gestionnaires du CHSLD Herron minimisent la situation prévalant dans leur établissement et ne collaborent pas pleinement avec le CIUSSS », affirme la porte-parole, qui cite des difficultés de connaître les horaires de travail et la liste des employés disponibles.

On réitère aussi la volonté de l’établissement de collaborer avec la coroner « pour faire la lumière sur les évènements du printemps 2020 ». Il faut préciser que des éléments contenus dans la réponse du CIUSSS mardi ont été exposés, et contredits, dans le cadre de l’enquête de Géhane Kamel l’automne dernier.

Appels à Info-Santé

Extrait d’une conversation entre Samantha Chowieri et une infirmière d’Info-Santé le 28 mars 2020 à 9 h 32

0:00
 
0:00
 

Samantha Chowieri : On a eu un cas confirmé hier d’un de nos résidants. Il a été confirmé hier matin. Il était à l’hôpital ça faisait 48 heures. Hier après-midi, l’ambulance est venue pour un autre cas. Monsieur ne voulait pas aller à l’hôpital donc ne s’est pas fait dépister. On n’est pas certain si c’est ça qu’il a, mais aujourd’hui, ça déborde un peu avec les employés. Il y a quelques patients qu’on sent malades. On aurait besoin d’un coup de main là.

Infirmière : Votre questionnement, c’est quoi ? Parce que moi, je fais juste du dépistage de COVID-19.

Samantha Chowieri : Je comprends, mais on a besoin de quelqu’un. À ce point-ci, on appelle tous les numéros de téléphone. Tout le monde nous raccroche dessus, nous dit qu’il ne peut pas nous aider. Nous, ça nous a été dit d’appeler la Santé publique et le CIUSSS si jamais ça débordait. On a vraiment besoin d’un soutien du CIUSSS. Je sais pas s’il y a quelqu’un que vous pouvez communiquer avec. Mais on a un CHSLD et on traite avec des usagers quand même à risque.

Extrait d’une conversation entre le conjoint de Samantha Chowieri et une infirmière d’Info-Santé le 29 mars 2020 à 14 h 34

0:00
 
0:00
 

Conjoint de Mme Chowieri : La situation est urgente. J’ai vraiment besoin d’aide. J’ai besoin de quelqu’un qui fasse du dépistage ici sur place. Le monde sont à mobilité réduite. On peut pas les transporter à l’hôpital. On a besoin de contrôler cette place-là.

Infirmière : Monsieur, c’est la Santé publique qui libère des gens, là. Vous m’avez dit que vous avez parlé à qui ?

Conjoint : On a parlé à la Santé publique. On a parlé au CIUSSS. On a parlé à tous les représentants du gouvernement.

Infirmière : Monsieur […] j’entends que vous êtes dans l’urgence actuellement là, mais l’urgence, c’est pas une question de minutes ou d’heures, là. OK ? Y’a pas un incendie, là. Actuellement, il y a de la boucane, mais y’a pas d’incendie. Comprenez-vous ?

Conjoint : Je sais pas, là. Je suis pas vraiment d’accord avec le fait que vous dites qu’il y a de la boucane. J’ai trois [cas] confirmés.

Extrait d’une conversation entre Samantha Chowieri, son conjoint et une infirmière d’Info-Santé le 29 mars 2020 à 14 h 34

0:00
 
0:00
 

Infirmière : Je comprends que vous tentez d’avoir de l’aide à gauche et à droite et c’est correct de le faire. De ma compréhension, cette offre de soutien doit vraiment venir de la Santé publique. J’imagine [qu’une personne de la Santé publique] vous a laissé des coordonnées ?

Samantha Chowieri : Elle nous laisse des coordonnées d’une agence [de placement de personnel]. Pis les agences n’ont personne. Pis elle me dit qu’elle va nous rappeler demain. Mais c’est parce que j’ai personne sur le plancher, moi, ce soir.

Conjoint : Les résidants ont besoin de boire de l’eau et de manger.

Samantha Chowieri : Ça va vraiment être grave, notre situation, pis je pense que personne ne comprend.

Conjoint : Personne ne comprend le message. On envoie des courriels et personne ne comprend rien.

Samantha Chowieri : C’est ridicule, la manière que vous gérez ça. On comprend pas, là !