Le port du masque N95 en « zone tiède », comme l’a ordonné la CNESST il y a moins d’un mois, a « créé le chaos » dans le réseau de la santé en plus de « semer la confusion et un fort sentiment d’insécurité » chez les travailleurs, déplorent une centaine d’infectiologues et spécialistes en prévention et contrôle des infections (PCI). Ils réclament que la CNESST révise sa directive qui ne « repose pas sur des bases scientifiques ».

« Pour nous, c’est un cauchemar », n’hésite pas à dire la Dre Marie Gourdeau, microbiologiste-infectiologue et cogestionnaire du programme de PCI au CHU de Québec. Une centaine de spécialistes s’adressent à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour réviser « de façon urgente » la directive obligeant le port du masque N95 en « zone tiède » pour tous les travailleurs de la santé dans tous les milieux de soin.

Une lettre a été envoyée mercredi à la haute direction de la CNESST pour faire valoir leur position. La missive est signée par des dizaines de microbiologistes-infectiologues d’établissements de santé de partout au Québec, dont la Dre Caroline Quach, du CHU Sainte-Justine.

Le président de l’Association des médecins microbiologistes-infectiologues du Québec, le DKarl Weiss, a également écrit directement au ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, afin de « souligner les difficultés importantes d’applicabilité du port du masque N95 en zone tiède » – endroit où des patients avec des symptômes attendent un résultat.

Selon eux, il n’y a pas lieu de porter un appareil de protection respiratoire (APR) comme le masque N95 dans ces zones.

Les auteurs de la lettre expédiée à la CNESST font essentiellement valoir qu’en zone tiède, les « conditions nécessaires » à la transmission aérienne ne « sont pas réunies ».

En mars, la CNESST a rendu obligatoire le port du masque N95 en zone tiède. La Commission s’est ainsi conformée à la décision du Tribunal administratif du travail (TAT), qui a tranché que les travailleurs de la santé devaient pouvoir porter des APR en tout temps lorsqu’ils sont en contact avec des cas confirmés ou suspectés de COVID-19 – et non seulement en zone chaude.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) « prend actuellement connaissance de la lettre des médecins », a-t-on confirmé dans un courriel, soulignant que Québec a jusqu’au 23 avril pour porter la décision du TAT en appel. Dans son jugement, le juge Philippe Bouvier avait été particulièrement critique des autorités québécoises, notamment l’Institut national de santé publique du Québec.

Moins de risques

Dans leur lettre, les experts expliquent que, selon les données scientifiques, « un ensemble de facteurs sont nécessaires pour qu’une quantité suffisante de particules fines présentes dans les aérosols et contenant du virus vivant puisse transmettre efficacement l’infection ».

« Ce qui a été démontré sur le terrain dans les études épidémiologiques, c’est que pour qu’il y ait assez d’aérosol et que quelqu’un puisse en inhaler malgré le port d’un masque [médical], ça prend généralement un regroupement de patients dans la même pièce, des patients qui sont atteints de la COVID-19 », vulgarise la Dre Gourdeau. On parle d’espaces restreints, mal ventilés, de proximité avec le patient et d’une exposition assez longue, énumère-t-elle.

« Étant donné l’absence de preuves scientifiques concernant les bénéfices du port d’un APR plutôt que d’un masque de procédure lors de contact avec des patients “tièdes”, nous suspectons que vos recommandations sont probablement fortement influencées par le “principe de précaution”, peut-on lire dans la lettre adressée à la CNESST. Or, le principe de précaution doit reposer sur la science et non pas l’occulter. De plus, ce principe de précaution pourrait s’avérer délétère pour l’ensemble des travailleurs du Québec si les risques associés avec vos recommandations sont plus grands que les bénéfices escomptés. »

Les auteurs mettent en évidence que, selon la nouvelle directive, un employé devrait porter un N95 « ne serait-ce que pour aller porter un cabaret [à un patient tiède] » par exemple.

Les patients en attente d’un diagnostic de COVID-19 placés en zone tiède sont seuls ou isolés les uns des autres. Il peut s’agir d’un patient qui arrive à l’hôpital avec des symptômes compatibles avec le coronavirus ou de quelqu’un déjà admis qui commence à en montrer, explique la Dre Gourdeau. « Ce qui est un fait, c’est que, dans plus de 90 % des cas, ce n’est pas la COVID-19 », affirme-t-elle.

En février, la CNESST avait dans un premier temps ordonné le port du N95 en zone chaude seulement. Une position que ne contestent pas les signataires de la lettre.

La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a longtemps plaidé pour que ses membres puissent porter le N95. Le syndicat n’est « absolument pas » d’accord avec l’intervention des médecins qui voudraient le retirer des zones tièdes.

Pourquoi mettre encore à risque [nos travailleurs], plus encore avec la présence de variants ?

Linda Lapointe, responsable du dossier santé et sécurité du travail à la FIQ

Mme Lapointe affirme ne pas avoir eu d’échos du terrain stipulant que le port du N95 en zone tiède posait problème chez ses membres.

« On s’est battus pendant 14 mois pour assurer cette protection. On a gagné devant le Tribunal, j’ose espérer que la CNESST […], qui est responsable d’assurer la santé et la sécurité des travailleurs, ne virera pas son capot de bord », dit-elle.

Pendant plusieurs mois, ce masque n’était réservé qu’aux interventions médicales générant des aérosols. Il s’agissait d’une directive controversée qui a provoqué moult débats.

« Logistique démente »

Les médecins assurent « avoir à cœur la sécurité des travailleurs », mais se disent également « convaincus » que le port d’un APR auprès de patients en zone tiède « n’est pas requis ». Ils mettent en lumière les effets indésirables du port du N95 de façon prolongée comme des lésions cutanées, des maux de tête et de la fatigue. Ils notent que l’utilisation des APR « sera considérablement augmentée » dans le réseau.

« Des pénuries réelles de certains modèles d’APR sont déjà observées », écrivent-ils. Avant de porter un masque N95, un employé doit se soumettre à un test d’ajustement pour s’assurer qu’il porte un bon modèle et que la protection est optimale.

« Il faut qu’il y en ait de disponibles sur tous les étages, de tous les modèles potentiellement nécessaires, pour les travailleurs de ce service, que ce soit réapprovisionné… C’est une logistique absolument démente », illustre la Dre Gourdeau.