Au début de la pandémie, Montréal regardait Toronto avec envie. Aujourd’hui, c’est le contraire qui se produit. La troisième vague frappe fort dans la Ville Reine, complètement confinée pour la troisième fois en 12 mois. Le nombre de cas explose, les hôpitaux débordent et la vaccination connaît des ratés.

Vendredi, pour contrer le scénario catastrophe anticipé par les experts, le gouvernement ontarien a durci les mesures : contrôle des déplacements interprovinciaux, interdiction des rassemblements extérieurs, prolongation de l’ordre de « rester à la maison », pouvoirs policiers accrus, arrêt de la construction non essentielle…

« Je n’ai jamais hésité à vous dire la vérité brutale et honnête, a déclaré le premier ministre, Doug Ford. Nous perdons la bataille contre les variants et les vaccins. »

Que s’est-il passé ?

Il est important d’essayer de comprendre. Non pas pour se vanter de nos succès, mais pour mieux se préparer au pire. Car ce qui se passe dans la province voisine, où La Presse s’est rendue cette semaine, pourrait arriver ici.

« Il y a une ambiance de frustration et de dépression à Toronto », lâche le romancier Russell Smith, 57 ans, qui habite dans Parkdale, à l’ouest du centre-ville, où les vitrines des commerces sont pour la plupart placardées et couvertes de graffitis.

« C’était de loin mon quartier préféré de la ville, et ça n’existe plus. »

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La vie a ralenti rue College, à Toronto.

Il n’y a pas un Toronto, mais des Toronto. Une ville énorme de plus de 6 millions d’habitants qui s’étend sur des centaines de kilomètres, et qui n’est pas subdivisée par des cours d’eau comme Montréal, avec, d’un côté, la Rive-Sud et, de l’autre, Laval et la couronne nord.

Parkdale, où vit Russell Smith, est un quartier d’immigration récente. C’est aussi une des « zones critiques » de Toronto, où le virus gonflé aux variants se propage plus rapidement.

Vendredi, on a enregistré 3254 nouveaux cas en 24 heures à Toronto et en banlieue. Le Grand Montréal, lui, en a rapporté 641.

En état d’urgence

Les hospitalisations n’ont jamais été aussi élevées en Ontario, où l’état d’urgence sanitaire est entré en vigueur le 8 avril. Les enfants ne retourneront pas en classe lundi, après une semaine de relâche reportée d’un mois pour tenter de freiner la contamination. Les restaurants sont fermés, sauf pour la livraison. Les autres commerces non essentiels aussi.

Sacha Soeterik aurait, bien sûr, aimé que les choses se passent autrement. Propriétaire d’un magasin de cannabis, FlowerPot, rue Dundas Ouest, elle continue d’ouvrir sa porte, mais ne laisse entrer aucun client. Elle remet les produits commandés en ligne à ceux qui viennent les cueillir sur place.

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Sasha Soeterik devant son magasin de cannabis, FlowerPot

« Je suis très impressionnée par la loyauté des gens et le soutien pour les petits commerces, lance-t-elle. Mais c’est vraiment difficile de voir fermer tous mes commerces locaux préférés. »

Liam Murray, quelques rues plus loin, vend des desserts au café Coco’s, ouvert depuis peu.

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Liam Murray, du café Coco’s

« Ce n’est pas parfait, dit-il. Ce n’est pas idéal, mais si on se compare à d’autres restaurants qui ont dû tout fermer, on se tire assez bien d’affaire. »

Trop peu, trop tard

Le gouvernement de Doug Ford, accusé de jouer au yoyo comme celui de François Legault, a-t-il trop attendu avant de verrouiller la province ?

Ashleigh Tuite, professeure associée à la Dalla Lana School of Public Health de l’Université de Toronto, pense que oui. « Déjà, en janvier et en février, nous savions qu’à cause des variants, nous ne contenions pas suffisamment bien la transmission pour empêcher ce qu’on voit maintenant », explique-t-elle.

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Ashleigh Tuite, professeure associée à la Dalla Lana School of Public Health de l’Université de Toronto

Un autre facteur, en plus des variants beaucoup plus contagieux, explique l’échec du Grand Toronto à maîtriser ce troisième assaut, selon cette spécialiste. C’est que cette vague a frappé alors que la précédente n’était même pas finie. C’est aussi une vague beaucoup plus forte en nombre de cas que les deux autres.

« Les hôpitaux étaient encore passablement pleins. Donc, nous n’avons pas une grande capacité. Nous devons déplacer des patients. »

Devant l’explosion du nombre de cas, le gouvernement n’a pas eu le choix. Il a dû redéployer le personnel, reporter les opérations non urgentes et transférer des patients dans d’autres hôpitaux en région, parfois très loin. Le plan du ministère de la Santé consiste à libérer de 700 à 1000 lits pour accueillir des patients atteints de la COVID-19.

« Le problème, ce n’est pas vraiment les lits, mais le personnel qui va devoir s’occuper des malades », affirme Mme Tuite. Celui-ci manque cruellement à l’appel.

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Les passants se font rares, rue Queen.

Des hôpitaux de fortune

L’hôpital général de Kingston, à deux heures et demie de route de Toronto, où travaille le DSantiago Perez, infectiologue et professeur associé à l’Université Queens, a déjà reçu une vingtaine de patients en soins intensifs de Toronto. Et il continue à en recevoir deux ou trois par jour.

« On a dû libérer beaucoup de lits, note le médecin. Toute une zone de l’hôpital a été libérée pour pouvoir accepter des malades de la COVID. Du coup, on a dû nous-mêmes transférer des patients qui n’étaient pas atteints de la COVID, mais qui étaient en soins intensifs, dans d’autres hôpitaux. Et nous avons, en plus, un hôpital temporaire qui est prêt à ouvrir. »

C’est vraiment une catastrophe que l’on vit. Il aurait fallu durcir les mesures beaucoup plus tôt. Il aurait fallu fermer de façon généralisée beaucoup plus tôt. On voyait les signes. C’était assez évident que ça montait en flèche.

Le DSantiago Perez, infectiologue et professeur associé à l’Université Queens

Rappelons qu’il y a dix jours à peine, même si la troisième vague prenait de l’élan, les terrasses et les restaurants étaient ouverts.

Des travailleurs vulnérables

À Toronto, ce qui préoccupe le plus les autorités, c’est ce qui se passe dans les quartiers chauds, ceux qui sont à la fois les plus pauvres et les plus densément peuplés. Le problème ne vient pas, comme ç’a été le cas à Montréal, du fait que ces quartiers comptent beaucoup de travailleurs de la santé, mais du fait qu’ils regroupent une forte proportion de travailleurs vulnérables.

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Des gens attendent l’autobus le matin à Etobicoke, un quartier durement frappé par la pandémie.

« Non seulement ce sont des travailleurs essentiels, mais en plus, ce sont des travailleurs qui ne peuvent pas demander de jours de congé », explique l’infectiologue.

Ils sont payés à la journée ; ils ne peuvent pas arrêter de travailler. Ils travaillent donc même s’ils sont malades. Du coup, ils provoquent ou perpétuent des foyers de contamination.

Le DSantiago Perez, infectiologue et professeur associé à l’Université Queens

À ces problèmes s’en ajoute un autre. On les croyait disciplinés, mais les Torontois ne sont pas si nombreux à respecter scrupuleusement les règles sanitaires. Selon une étude, dont a pris connaissance le DPerez, à peine 30 % disent les suivre à la lettre et 40 % à moitié. Certains par indiscipline, d’autres parce qu’ils n’ont pas le choix.

Le gouvernement, en décrétant l’urgence sanitaire, a aussi ordonné à la population de « rester à la maison », sauf pour des motifs essentiels : faire son épicerie, aller à la pharmacie, chez le médecin, se faire vacciner ou faire de l’exercice dehors.

Avec un regard de Québécois, ces mesures en principe musclées n’ont rien d’impressionnant. Contrairement à ce qui se passe au Québec, il n’y a pas de couvre-feu, que le gouvernement Ford voulait absolument éviter. On donne un ordre aux citoyens, mais il n’y a pas beaucoup de policiers dans les rues. Et pas de constats d’infraction remis aux contrevenants. Les exceptions sont si nombreuses que le centre-ville reste animé, même après 20 h. Rue Younge, le soir venu, les gens se garent le long du trottoir pour aller récupérer des repas commandés en ligne, à l’heure où les Montréalais sont confinés à la maison.

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Rue Younge, des Torontois font la file devant le resto Chick-fil-A, le soir.

Le parc Trinity Bellwoods, au cœur d’un quartier autrefois animé, attire encore bien des Torontois, surtout des jeunes. Depuis un an, on y observe une étonnante coexistence entre citadins et sans-abri qui y ont établi des campements de fortune.

Jocelyne, une Québécoise de 21 ans, campe depuis mars 2020. Avec un petit groupe, elle partage quelques abris au milieu du parc. Des gens leur apportent de la nourriture, « presque trop », dit-elle, et des biens, comme des vélos usagés ou des couvertures. « On était censés partir le 6 avril, mais les mesures d’urgence ont été déclarées et on a pu rester. »

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Campement de sans-abri installé dans le parc Trinity Bellwoods

Dans le quartier, des pancartes sont apparues aux fenêtres de quelques maisons et commerces pour demander qu’on ne les chasse pas. En Ontario, les sans-abri font partie des groupes prioritaires pour la vaccination, un privilège dont Jocelyne n’a pas l’intention de profiter.

« Je ne veux pas, dit-elle. Je ne sais pas si ça fonctionne. Ça fait un an et je ne l’ai pas attrapée [la maladie]. Je ne pense pas que c’est nécessaire. »

Pas très loin de là, Kunga Phuntsok, 38 ans, assis à une table à pique-nique, profite du soleil. Il travaille dans une pizzeria du coin, chez Dino’s Wood Burning Pizza, qui, malgré le confinement, fonctionne plutôt bien. « J’ai changé 20 % de mon mode de vie avec la pandémie, dit-il. Mais je ne pense pas avoir changé 80 %. »

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Kunga Phuntsok profite du soleil pour manger dehors.

Micha Kennedy, 31 ans, fréquente aussi ce parc. Il y va presque tous les jours pour faire de l’exercice.

« Le confinement est horrible, encore plus avec le yoyo des mesures, dit-il. Les derniers mois ont été très durs. Je pense que c’est le résultat d’un certain relâchement, les gens avaient moins peur. Maintenant, avec les variants, il faut composer encore une fois avec le virus. Je n’ai pas peur parce que je suis en santé et que je prends des précautions. Mais j’ai hâte d’être vacciné, j’ai hâte de revenir à la normale. »

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Micha Kennedy s’entraîne au parc Trinity Bellwoods.

À lire demain : Toronto cible les quartiers chauds