Est-ce que le couvre-feu est responsable de la baisse des cas de COVID-19 au Québec ? Impossible de le chiffrer, disent les scientifiques. Mais il y a certainement contribué et doit être maintenu, disent-ils, pour au moins quelques semaines.

Le Québec est non seulement la seule province à avoir imposé un couvre-feu au Canada, c’est aussi le champion en Amérique du Nord, avec un couvre-feu de loin plus sévère et plus long qu’ailleurs. En vigueur depuis deux mois, la mesure touche l’ensemble des Québécois.

Et pourtant, cette décision électrochoc, que l’Ontario n’a pas osé prendre, est passée comme une lettre à la poste, avec un fort appui dans les sondages et un respect des consignes assez important. Les Québécois, que les Canadiens anglais trouvent indisciplinés, n’ont pas rouspété et continuent à rester chez eux le soir, sauf exception.

Cet épisode, dont on ne prévoit pas la fin avant trois semaines, voire un mois, illustre mieux que toute autre chose le paradoxe québécois.

« Ce qui nous distingue, c’est l’aspect consensuel de notre société », explique Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal et coauteur du livre Le Code Québec. « C’est un des traits de caractère extrêmement importants du Québec. »

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Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal

Ça peut prendre un certain temps, des discussions, des débats, mais lorsque le Québec atteint un certain consensus sur un point, c’est fou à quel point on se déplace à peu près tous au même pas.

Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal

« Beaucoup plus, ajoute-t-il, que n’importe quelle société, même que dans le reste du Canada qui est une société également docile. »

Pas d’effritement

Cette forte adhésion au couvre-feu ne fait aucun doute. Il n’y a pas eu de grand mouvement de protestation, à peine une poignée de rassemblements réunissant des dizaines de personnes. Ce qui a fait le plus de bruit, c’est la non-exemption des sans-abri dans un premier temps.

« N’importe qui pourrait dire qu’il est un itinérant », avait dit le premier ministre François Legault pour justifier sa décision. Mais le 26 janvier, la Cour supérieure a suspendu l’application du décret pour les personnes en situation d’itinérance, après la mort tragique d’un sans-abri autochtone dans une toilette mobile, à Montréal.

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Un sans-abri se réchauffe près d’un refuge à Saint-Jérôme, fin janvier.

Un Gatinois, qui voulait jogger après 20 h, a aussi contesté le couvre-feu devant les tribunaux. Il a perdu sa cause en Cour supérieure et la Cour d’appel a refusé de l’entendre.

Au début de janvier, deux sondages, réalisés coup sur coup par les firmes Léger et CROP, ont montré un très fort appui : plus de 70 % des Québécois sont favorables au couvre-feu, même s’ils ne sont pas toujours convaincus de l’efficacité de cette mesure pour freiner la propagation du virus.

Sans surprise, les jeunes, plus touchés par l’interdiction de mettre le nez dehors en soirée, y adhèrent moins fortement.

« Je ne pense pas que l’appui à cette mesure se soit effrité de manière significative », affirme Dominic Bourdages, vice-président chez CROP.

Mais le beau temps s’en vient. On change d’heure en fin de semaine. C’est clair que c’est facile de rester en dedans quand tout est glacé dehors et qu’il fait -20 degrés.

Dominic Bourdages, vice-président chez CROP

Un terrain fertile

Derrière cette décision, il y a des faits. Après une des pires premières vagues de COVID-19 en Occident, la deuxième vague prenait des forces en décembre, au point d’obliger le gouvernement à reculer sur les rassemblements autorisés pendant les Fêtes.

Au retour du congé de Noël, le nombre de cas atteint des sommets. Un record est établi le 29 décembre avec 2865 cas. Le nombre de cas se maintiendra au-dessus de 2000 jusqu’à la mi-janvier. Les hôpitaux craignaient d’être débordés et commençaient à faire du délestage de cas moins urgents. Le terrain était fertile pour dire qu’il fallait donner un grand coup.

La Dre Marie-France Raynault, experte en médecine sociale et préventive à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, était aux premières loges quand la décision s’est prise.

« On s’est dit : il faut diminuer au maximum le nombre de cas pour s’éviter une troisième vague, et pour laisser le temps à la vaccination de faire son effet. Puis, après ça, on pourra faire des assouplissements. »

Le couvre-feu permettait en outre d’encadrer les jeunes, une « clientèle » qui respectait moins les consignes.

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La Dre Marie-France Raynault, experte en médecine sociale et préventive à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Ce qui militait en faveur du couvre-feu, c’est qu’on savait que chez les jeunes de 18 à 34 ans, il y avait beaucoup moins d’adhésion aux mesures. Beaucoup plus souvent, ces jeunes-là disaient qu’ils faisaient des rassemblements au moins une fois par semaine.

La Dre Marie-France Raynault

« On avait vu que même si les écoles primaires et secondaires étaient fermées depuis le 17 décembre et que les gens étaient en télétravail, ça continuait d’augmenter, ajoute-t-elle. On ne pouvait pas mettre ça sur la faute de quoi que ce soit d’autre que les rassemblements privés. »

Et la beauté d’un couvre-feu, selon Jacques Nantel, c’est que c’est assez facile à gérer. « À moins de se déplacer sous une cape noire à pied, ça se voit si on ne respecte pas le couvre-feu. Donc, c’est relativement facile à appliquer. »

La question à 1 milliard

La question à 1 milliard : est-ce efficace pour lutter contre la pandémie ?

« On ne le saura jamais », répond Roxane Borgès Da Silva, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

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Roxane Borgès Da Silva, économiste et professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Isoler le couvre-feu par rapport à d’autres mesures, comme la fermeture des commerces, c’est très difficile. On ne peut pas dire que le couvre-feu a permis de faire baisser de 10 % les cas tous les jours, c’est impossible.

Roxane Borgès Da Silva, économiste et professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Cela dit, si on empêche les gens de se voir le soir, « il y a forcément un effet de minimisation des cas », dit Mme Borgès Da Silva.

« Mais ce sont des hypothèses. Peut-être que juste la fermeture des commerces aurait été suffisante, peut-être que les gens auraient eu peur en voyant le nombre de cas, mais on ne le saura jamais. »

Au Québec, rappelle Marie-France Raynault, deux choses sont arrivées en même temps : le couvre-feu et la fin des rassemblements des Fêtes.

« Probablement que les deux ont contribué à la baisse des cas. Mais, quand même, on a remarqué que les cas ont chuté rapidement avec le couvre-feu. C’est pour ça qu’on l’aime beaucoup, cette mesure-là, même si on n’était pas certains, au début, quand on l’a appliquée. »

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Benoit Barbeau, professeur au département des sciences biologiques de l’UQAM et expert en virologie

Benoit Barbeau, professeur au département des sciences biologiques de l’UQAM et expert en virologie, croit que, dans les circonstances, le couvre-feu doit être maintenu, même si on ne sait pas « à quel point il contribue à la baisse des cas ». « Ça peut certainement être dissuasif de se retrouver le soir », note-t-il.

De son côté, le ministère de la Santé et des Services sociaux assure que le couvre-feu donne des résultats. « Des études d’observation révèlent que cette mesure empêche les rassemblements, indique son porte-parole Robert Maranda. Cela dit, lorsqu’elles sont bien appliquées, toutes les mesures sanitaires contribuent directement à la diminution des cas. »

La fin approche

Mais pour combien de temps le couvre-feu sera-t-il encore en vigueur ?

« Si j’avais une boule de cristal, je dirais que dans trois semaines et demie, on lève le couvre-feu », laisse tomber Jacques Nantel.

La Dre Raynault reconnaît qu’on ne « pourra pas garder ça éternellement ».

« On a reçu beaucoup de vaccins, on a une bonne réponse populationnelle, nos cliniques de vaccination fonctionnent, les gens vont se faire vacciner. Je pense bien qu’à la fin du mois de mars, on va avoir couvert toutes les personnes vulnérables. Là, on va penser différemment », signale-t-elle.

Roxane Borgès Da Silva, comme d’autres, estime que les deux prochaines semaines seront déterminantes.

« Si j’étais à la place du gouvernement, j’attendrais deux semaines avant de l’enlever, pour voir l’impact de la relâche sur le nombre de cas, dit-elle. Ça pourrait être une option de l’enlever si on est entre 500 et 700 cas par jour et qu’on arrive à contrôler les variants. »

L’arrivée du printemps pourrait changer la donne, estime toutefois Benoit Barbeau.

« Avec les températures plus douces, les gens vont être plus à l’extérieur. Ça, ça va faire en sorte que le couvre-feu va être moins nécessaire. En avril, le couvre-feu devrait être à 21 h 30, si la tendance se maintient, prédit-il. Il ne faut surtout pas sauter des étapes, aller trop rapidement, parce qu’on va avoir de la difficulté à retourner en arrière. »

Couvre-feu, mode d’emploi

Le couvre-feu est en vigueur au Québec depuis le 9 janvier. Il devait initialement se terminer le 8 février. Il est interdit de sortir de chez soi entre 20 h et 5 h en zone rouge, et entre 21 h 30 et 5 h en zone orange, sous peine d’une amende de 1000 à 6000 $. Il existe des motifs dérogatoires pour lesquels une attestation doit être fournie, sur demande des policiers. Les gens peuvent promener leur chien le soir dans un rayon de 1 km de leur domicile.

1000 contraventions par semaine

Depuis le 9 janvier, la police a remis autour de 1000 contraventions par semaine pour non-respect du couvre-feu, selon le ministère de la Sécurité publique. La Sûreté du Québec (SQ), dont les données sont publiées sur Twitter, en a distribué plus de 300 par semaine, pour un total de 2873. Le nombre de constats d’infraction varie peu d’une semaine à l’autre. Il était de 499 la première semaine et de 367, lors de la plus récente. De son côté, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), qui publie aussi ses données sur Twitter, a en remis 2464 en huit semaines.

Rectificatif

La phrase « Au retour du congé de Noël, le nombre de cas fracassait les records chaque jour » a été modifiée par cette phrase : « Au retour du congé de Noël, le nombre de cas atteint des sommets. Un record est établi le 29 décembre avec 2865 cas. Le nombre de cas se maintiendra au-dessus de 2000 jusqu’à la mi-janvier ».