« La photo que vous avez publiée l’autre jour, celle d’une personne âgée que l’on voit de dos, pourriez-vous me dire à quel moment elle a été prise ? »

C’est d’abord par un courriel que Sylvie Daoust nous a interpellée.

Que cherchait-elle à savoir ? Si ça pouvait être sa mère, Hélène Locas, de dos sur la photo. Qui serait vivante, quelque part.

« Je sais, ce n’est pas du tout rationnel, mais j’ai toujours ce petit doute dans mon deuil “plein de trous” », confie-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Hélène Locas entourée de ses enfants, Sylvie et Michel Daoust

Elle attendait depuis longtemps la cérémonie nationale qui se tiendra ce jeudi. Pour elle, il était important que la mort de sa mère, comme celle de toutes les victimes de la COVID-19, soit soulignée, qu’on se rappelle à quel point leur vie a compté.

Le 27 avril 2020, à 19 h, Mme Daoust a reçu l’appel d’un médecin lui annonçant la mort de sa mère, survenue à 17 h 30 à l’hôpital où elle avait été admise une semaine plus tôt.

« Quand c’est arrivé, c’était au plus fort de la COVID-19. Je n’arrive pas à m’enlever ce petit doute. Se pourrait-il qu’il y ait eu méprise et qu’elle ne soit pas décédée ? » C’est qu’en raison de la pandémie, la mère de Mme Daoust est morte seule, sans ses enfants à ses côtés.

Elle avait demandé l’incinération. Nous n’avons reçu qu’une boîte de cendres et aucun de ses effets personnels. Ni sa carte d’assurance maladie ni la petite chaîne qu’elle portait toujours à son cou.

Sylvie Daoust, fille d’Hélène Locas

Ce petit souvenir de sa mère, en soi, aurait été un petit baume. Une preuve, surtout, que dans l’urgence, il n’y avait pas eu erreur sur la personne.

D’où cette question sur la photo publiée dans La Presse, sur laquelle elle croyait reconnaître sa mère. « La dame sur la photo a la même petite tache sur la peau, au même endroit. Et ces mains… ce sont tellement celles de ma mère ! »

Vérification faite avec le photographe, ce n’est pas le cas.

« Ma fille est thanatologue, enchaîne Mme Daoust. Elle me le dit bien que l’identification des corps est faite avec le plus grand soin. »

Pour une cérémonie annuelle

Mme Daoust aimerait que la cérémonie de ce jeudi revienne tous les 11 mars, « qu’il y ait aussi un endroit, comme à New York, où on évoquerait les victimes ».

Parce qu’un peu comme le 11 septembre, ce deuil lui donne l’impression d’avoir vécu une guerre que personne n’a vue venir.

« Imaginez ! Quand la COVID-19 est arrivée, ma mère, qui commençait à avoir de légers problèmes cognitifs, nous disait qu’à son avis, c’était une histoire inventée par des familles moins tissées serré que la nôtre et qui n’avaient plus envie d’aller voir leurs proches âgés ! On lui a dit que non, que tout était arrêté, que même toutes les écoles avaient été fermées. Elle n’en revenait pas. »

C’est dire à quel point elle ne se doutait de rien quand elle est entrée à l’hôpital.

Faute d’avoir été aux côtés de sa mère à son dernier souffle, Mme Daoust continue de s’imaginer le pire, que sa mère est peut-être morte recroquevillée sur elle-même, seule et, qui sait, peut-être assoiffée…

Une réaction très répandue

Professeure de psychologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Mélanie Vachon, qui mène une étude sur le deuil pandémique, n’est pas surprise par ce témoignage qu’on lui soumet. Il rejoint beaucoup ce qu’elle a elle-même entendu des 40 familles qu’elle a eues en entrevue.

« Le deuil pandémique est un deuil qui a eu quelque chose d’anonyme, de banalisé qui s’est perdu dans les statistiques », souligne-t-elle.

« Beaucoup de gens ont perdu un proche qu’ils n’avaient pas vu depuis des semaines, voire des mois. Ils ont appris leur diagnostic de COVID-19 à distance, ils ne l’ont pas vu dépérir ni mourir, et ils n’ont souvent reçu que leurs cendres. »

À cause de tout cela, les personnes endeuillées ont beaucoup de mal à concevoir que la personne est réellement décédée, même s’ils savent que c’est le cas.

Mélanie Vachon, professeure de psychologie à l’UQAM

C’est vrai pour les adultes comme pour les enfants, ajoute Mme Vachon. « J’ai parlé à une femme qui a perdu son conjoint alors qu’ils étaient parents de jeunes enfants. Ils n’ont pas vu leur père être malade, ils ne l’ont pas vu mourir, sa voiture est restée au même endroit, dans la cour… »

Pour eux aussi, tout cela semble irréel.

Même son de cloche du côté de Jean-Marc Barreau, professeur adjoint à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Dans le cadre d’une étude commandée par la Corporation des thanatologues, il a aussi interviewé plusieurs personnes qui ont perdu un proche pendant la pandémie, que ce soit de la COVID-19 ou d’autres maladies.

Lui aussi a bien compris à quel point « ces deuils compliqués, empêchés, reportés » ont été douloureusement vécus.

C’est entre autres le cas, note-t-il, parce qu’un deuil commence normalement bien avant la mort de la personne, « par sa maladie, par l’accompagnement de l’agonisant, par les derniers moments que l’on vit avec lui ».

Parce qu’ils n’ont pas pu être présents, un grand nombre de personnes ressentent actuellement beaucoup de culpabilité, fait remarquer M. Barreau.

À cela s’ajoute, oui, la difficile absence de preuves, si vivement ressentie que M. Barreau entend même recommander aux thanatologues d’envisager des prises de photos de la personne décédée quand les circonstances empêchent une famille d’être présente dans les derniers moments.

Rien de macabre, peut-être juste une main, suggère-t-il, pour répondre à ce besoin de voir, « qui est inhérent à la résolution du deuil ».

Le fait de marquer le temps, par une cérémonie comme celle de ce jeudi ou par de futurs gestes matériels, comme un monument, lui apparaît tout à fait opportun et de nature à aider un peu les gens « en ce deuil individuel et collectif ».