Le Québec commémore aujourd’hui les 10 503 personnes mortes au Québec à cause de la COVID-19.

Faut-il une enquête publique pour que cette tragédie ne se répète pas ? Je n’en suis pas tout à fait convaincu. Du moins, pas sous le format long et lourd de la commission Charbonneau.

Comme dans toute tragédie, il y avait une impression de fatalité. Dès le départ, la mécanique funeste était enclenchée à cause de problèmes connus : pénurie de personnel, pénurie d’équipement de protection, édifices vétustes, mégastructures ingouvernables et information déficiente.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Depuis 20 ans, le Québec accumule les rapports invitant à une réforme des soins aux personnes âgées.

Tout cela, on aurait dû le savoir. Mais pendant des années, on a fait semblant de ne pas voir que le réseau devenait inflammable. Puis l’étincelle de la COVID-19 est arrivée dans la grange… En ajoutant l’effet de la relâche scolaire et de certaines décisions malheureuses, comme le transfert massif d’aînés dans les CHSLD, on obtient le triste dénouement que l’on connaît.

On répète qu’il ne faut pas oublier ces morts. Et pourtant, on ne fait que ça, oublier. Cela fait des années que l’on ignore les signaux d’alarme.

Depuis plus de 20 ans, les rapports invitant à une réforme des soins aux personnes âgées s’accumulent. Il y a eu des commissions d’experts, des commissions parlementaires, des politiques, des groupes de travail et des plans d’action, en plus des divers rapports troublants de la protectrice du citoyen et de la vérificatrice générale. Au total, j’en ai recensé une douzaine.

Tenez, voici ce que disait le gériatre Réjean Hébert au moment du dépôt de la consultation publique sur les conditions de vie des aînés qu’il coprésidait. C’était le 5 mars 2008, journée de tempête. « Je trouve que la température, ce matin, nous donne une belle image. On a un blizzard blanc qui nous arrive. Attachez bien vos tuques avec de la broche parce que ça va souffler », prévenait-il.

Le DHébert a ensuite été ministre de la Santé dans le gouvernement Marois, et il enseigne aujourd’hui à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

Qu’ajouterait une nouvelle commission d’enquête ? « Honnêtement, je ne suis pas certain que ça aiderait beaucoup », répond-il.

Sa suggestion : faire la synthèse des constats des rapports précédents, puis mandater un groupe de travail pour accoucher d’un plan.

On sait déjà pas mal tout ce qu’on a besoin de savoir. Il y a urgence à agir vite. Ça fait 30 ans qu’il y a urgence, en fait !

Le Dr Réjean Hébert

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Quatre enquêtes sont déjà en cours.

Le Bureau du coroner se penche sur les décès dans un nombre limité de CHSLD et d’autres résidences pour aînés. Son enquête sera longue, et il cherchera à identifier les causes et émettre des recommandations.

La vérificatrice générale s’intéressera entre autres à l’aide aux entreprises, aux masques et autres équipements, au délestage des activités de chirurgie, à l’enseignement à distance et à la santé mentale.

La commissaire à la santé et au bien-être évaluera la performance du système de santé durant la crise.

La protectrice du citoyen examinera la gestion du gouvernement et du réseau de la santé, ainsi que les effets sur les patients. Comme la commissaire à la santé, elle pourra forcer une personne à témoigner et à déposer des documents.

C’est un bon début.

Par contre, une chose manque : des audiences publiques sur la crise dans son ensemble. Seul le Bureau du coroner en organisera, mais elles ne porteront que sur une poignée d’établissements.

On devine pourquoi le travail se fera loin des caméras. François Legault ne veut pas se mettre sur la sellette.

Je comprends l’opposition de juger que la COVID-19 requiert un examen public. Si le Québec a lancé une commission après l’effondrement d’un viaduc en 2006, la plus grande crise de santé publique de notre siècle mérite la même attention.

Je comprends aussi l’opposition de trouver M. Legault difficile à suivre. Mardi, le premier ministre les accusait à mots couverts de s’opposer à « la science », alors qu’il a tardé à dévoiler ses avis scientifiques et qu’il a parfois lui-même contredit la Santé publique.

M. Legault promet de rétablir l’« imputabilité » dans le réseau. Durant la crise, il s’est impatienté contre les PDG des CISSS et CIUSSS du Grand Montréal. « J’en mettrais la moitié dehors », fulminait-il après une rencontre avec eux en mai, rapporte Alec Castonguay dans son livre Le printemps le plus long.

Il est étonnant que le premier ministre craigne maintenant qu’une commission d’enquête publique vire en recherche de coupables.

Une commission d’enquête publique mettrait le dossier à l’avant-scène de l’actualité, pour en faire une priorité avant la prochaine campagne électorale. Elle permettrait aux acteurs de la crise de raconter leur histoire. Et elle élargirait le regard pour scruter l’ensemble de la réponse à la crise, comme la gouvernance par décrets, le manque d’information fiable reçue par l’exécutif sur l’état du réseau, ou encore la capacité de la petite équipe de la Santé publique à gérer une telle crise.

Mais elle risquerait tout de même d’être longue, de faire double emploi avec les travaux en cours, de reporter les réformes qui pressent et de détourner l’attention des failles du système pour s’intéresser aux individus.

Le DHébert, lui-même ex-ministre de la Santé et ex-coprésident d’une consultation publique, y voit un tel risque. « Même si on blâme un PDG, concrètement, ça va nous avancer comment ? Le problème est plus profond, il vient des structures ingérables. D’ailleurs, vous remarquerez que les gens ne se bousculent pas quand on ouvre un poste de PDG… »

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Ces obstacles ne sont pas incontournables.

La commission Charbonneau n’est pas le seul modèle d’enquête. Il existe des formes moins téléromanesques.

Par exemple, on peut s’inspirer de la commission Viens sur les services aux Premières Nations (approche systémique, sans recherche de blâme) et de la commission Nicolet sur la crise du verglas (approche scientifique et technique).

Ou, encore plus simple, Québec pourrait publiciser une portion des travaux de la commissaire à la santé et au bien-être.

Peu importe la formule, le mandat devra être assez précis pour ne pas faire double emploi avec les enquêtes en cours, et d’une durée limitée.

Un tel bilan aiderait à tourner collectivement la page.

Mais pour le devoir de mémoire envers les morts, une chose plus simple s’impose dès maintenant. Déterrer tous les rapports passés et faire une synthèse rapide de ce qui doit être changé.

Sinon, on ne fera que perpétuer le tragique cycle de l’oubli.