Leurs patients sont les grands perdants de l’opération délestage en cours au Québec à cause de la COVID-19. Une douzaine de médecins spécialistes interrogés par La Presse sont inquiets. Dans ce second volet de notre série sur le délestage, plusieurs se questionnent sur l’utilisation des ressources.

Des infirmières de blocs opératoires et d’endoscopie transférées pour prendre soin des patients infectés par la COVID-19, alors que les listes d’attente en chirurgie et pour certains tests diagnostiques s’allongent dangereusement.

Des hémato-oncologues envoyés dans les unités COVID-19, retardant du même coup le suivi avec leurs patients immunosupprimés.

Une douzaine de médecins spécialistes ont exprimé à La Presse leurs vives inquiétudes quant à l’utilisation de certaines ressources à l’heure actuelle dans le réseau de la santé.

« On ne devrait pas délester les blocs opératoires, les imageries médicales, les salles d’endoscopie. On devrait tout faire pour maintenir ces activités », lance le DMartin Champagne, président de l’Association des hématologues et oncologues du Québec.

« J’ai l’impression qu’il y a plus d’efforts qui auraient pu être faits pour qu’on puisse garder le personnel des blocs opératoires plutôt qu’ils soient redéployés en zone chaude », confirme le DLouis Crevier, président de l’Association de neurochirurgie du Québec, qui pratique au CHUL à Québec.

« On est déjà tellement en retard, lâche le DCrevier, avec plus de 140 000 chirurgies en attente au Québec. Pourrait-on au moins prioriser les blocs opératoires, garder nos infirmières spécialisées dans les blocs ? »

Même son de cloche chez la présidente de l’Association de chirurgie vasculaire et endovasculaire du Québec, la Dre Élise Thibault : « À l’hôpital Saint-François-d’Assise, à Québec, sur une cinquantaine d’infirmières au bloc, une vingtaine sont allées prêter main-forte puis sur les 20, la moitié a attrapé la COVID-19, donne-t-elle en exemple. Après ça, elles doivent guérir ou faire une quarantaine avant de revenir. Ça a un impact sur le fonctionnement du bloc. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La Dre Élise Thibault, présidente de l’Association de chirurgie vasculaire et endovasculaire du Québec

Une cheffe de salle de chirurgie vasculaire, ça ne se remplace pas facilement.

La Dre Élise Thibault, présidente de l’Association de chirurgie vasculaire et endovasculaire du Québec

Le DLouis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec, déplore pour sa part que les centres de chirurgie cardiaque soient obligés de fonctionner au ralenti. L’été dernier, son association — de concert avec celle des cardiologues — a recommandé à Québec de ne pas répéter l’erreur du printemps et de plutôt « garder les centres de chirurgie cardiaque ouverts partout jusqu’à la dernière minute ».

Leur recommandation n’a pas été suivie. « Les autorités du ministère de la Santé ont fermé des blocs au cas où, du jour au lendemain, il y aurait un bateau plein de patients COVID-19 qui allaient débarquer pour les soins intensifs, illustre le DPerrault. Or, on leur a démontré que pour vider les soins intensifs en chirurgie cardiaque, il suffit d’arrêter d’opérer 48 heures. Si j’arrête d’opérer 48 heures, la grande majorité de mes patients vont être partis. Mais à nouveau, avec l’inquiétude qui est suralimentée au niveau du gouvernement, la directive est de fonctionner aux blocs de 30 à 50 % selon les endroits jusqu’à la fin de janvier. »

« Ce n’est pas la bonne chose à faire », martèle le DPerrault.

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Le Dr Louis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec

Il faut continuer à opérer les patients dans les meilleures conditions.

Le DLouis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec

« La chose contre laquelle on se bat, c’est la mort subite. Ceux qui ne sont pas opérés, s’ils sont chanceux, ils arrivent instables, s’ils sont malchanceux, ils peuvent mourir sur la liste d’attente, souligne le chirurgien. Si je peux opérer un, deux, quatre patients aujourd’hui avant que ça ferme, faisons-le, au lieu de dire on va garder les lits vides au cas où. »

Aux yeux de plusieurs autres médecins consultés par La Presse, bien que Québec ait donné plus de latitude aux administrations locales qu’à la première vague pour décider de ce qui doit être maintenu ou délesté, « on ne met pas encore tous les efforts pour s’assurer que le bon personnel donne le bon soin au bon patient ».

« Il y a une pression du système de faire participer des gens qui ne devraient pas participer aux soins COVID », poursuit le DMartin Champagne, citant le cas d’hémato-oncologues dans des hôpitaux de la grande région de Montréal envoyés travailler dans des unités COVID-19 à la suite de « pressions de leurs chefs de département ».

« Ce sont des gens qui ne devraient pas être affectés à des zones rouges, car à leur retour à leurs fonctions usuelles, ils travaillent avec des immunosupprimés. Ça suppose qu’avant de retourner soigner leurs patients, une quarantaine s’impose », explique le président de l’Association des hématologues et oncologues du Québec. « Il y a des médecins qui ont des bureaux privés qui fonctionnent à capacité réduite ; ceux-là pourraient travailler dans les hôpitaux », suggère-t-il plutôt.

Ne touchez pas aux infirmières spécialisées !

La Dre Violaine Marcoux, présidente de l’Association des obstétriciens gynécologues du Québec, croit elle aussi que les infirmières spécialisées, comme celles œuvrant en salle d’accouchement, ne devraient pas être délestées. « Elles sont hyper spécialisées. Les enlever, ça fragilise encore plus ces équipes. Déjà, en temps normal, on a de la misère avec la rétention des infirmières en salle d’accouchement. C’est encore pire si on déleste », dit-elle.

Quand les ressources sont limitées, les infirmières spécialisées devraient être allouées à des gens qui ont un potentiel de récupération et une vie productive à long terme : des patients de chirurgie cardiaque, de chirurgie vasculaire, des patients avec des cancers, ajoute pour sa part le Dr Perrault, de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec.

Ça n’a pas de sens d’allouer des ressources infirmières à des patients qui ont un mauvais pronostic dans des centres de longue durée alors qu’il y a des patients qui ont des diagnostics et des traitements connus et disponibles.

Le DLouis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec

Intensiviste à l’hôpital du Sacré-Cœur, le DYanick Beaulieu constate que dans son établissement, on est parvenu à limiter le délestage au bloc opératoire. « C’est une très bonne chose. Il faut s’efforcer de faire ça », dit-il.

À la tête de l’Association des gastro-entérologues du Québec, la Dre Mélanie Bélanger se questionne aussi sur la décision de Québec de mettre en pause le dépistage du cancer colorectal — qui se fait dans les unités d’endoscopie — pour envoyer les infirmières spécialisées qui y travaillent prêter main-forte sur le front de la COVID-19.

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La Dre Mélanie Bélanger, présidente de l’Association des gastro-entérologues du Québec

« J’aimerais savoir si chaque fois qu’une infirmière qui a été retirée d’une unité d’endoscopie a été envoyée à un endroit où sa présence était aussi importante pour l’avenir du patient, dit-elle. J’aimerais présumer que ça a toujours été bien fait, mais je me questionne sur la priorisation des impacts. J’en ai vu être envoyées dans d’autres secteurs où leur présence avait moins d’impact qu’en endoscopie. »

Lorsqu’une coloscopie détermine la présence de polypes dans le côlon, ceux-ci sont retirés sur-le-champ en salle d’endoscopie, évitant du même coup que les lésions se transforment en cancer, explique la gastro-entérologue. En d’autres mots, fermer les salles d’endoscopie a un impact direct sur la morbidité et la mortalité des patients, se désole la médecin spécialiste.

Le MSSS explique ses choix de délestage

En réponse aux critiques sur les choix de Québec quant aux activités de délestage, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) indique que sa directive de réduire l’activité chirurgicale ne visait aucune spécialité en particulier.

« Devant le nombre grandissant d’hospitalisations, le MSSS a demandé aux établissements de délester les interventions électives (non urgentes) qui demandent par la suite une hospitalisation, indique son porte-parole Robert Maranda. […] Chaque établissement a la responsabilité de déterminer les priorités opératoires en fonction de la situation clinique des patients. » Il souligne que l’Institut de cardiologie de Montréal n’a pas été visé par la directive et qu’il a offert aux chirurgiens des autres établissements du Grand Montréal d’utiliser ses salles d’opération si nécessaire. Quant à l’endoscopie et à la chirurgie, « la contribution des cliniques médicales spécialisées permet de pallier en partie le délestage dans ces secteurs », ajoute le porte-parole du MSSS.

Concernant la « pression du système de faire participer des gens qui ne devraient pas participer aux soins COVID », notamment des hémato-oncologues, le MSSS affirme que le personnel des centres de cancérologie « doit être dédié uniquement à ce secteur », selon des consignes diffusées par le programme québécois de cancérologie en mars dernier. « Il est toutefois possible que dans certaines situations où des établissements se sont retrouvés avec une problématique majeure d’éclosions, de délestage ou de pénurie de ressources humaines, une partie des équipes d’oncologie ait pu être mise à contribution dans le contexte du redéploiement tout en s’assurant que les services en oncologie étaient maintenus », reconnaît le MSSS dans sa réponse aux questions de La Presse.

Enfin, concernant la réaffectation d’infirmières spécialisées (endoscopie et bloc opératoire, notamment) en zone COVID-19, empêchant du même coup la reprise des activités chirurgicales et de dépistage, le MSSS explique que cette réaffectation s’effectue « localement, selon les besoins de l’établissement ».

Le MSSS rappelle qu’en date du mardi 26 janvier, environ 6619 employés du réseau de la santé et des services sociaux étaient absents pour divers motifs, ce qui ajoute au défi de répondre à la demande des patients atteints de la COVID-19.