Lorsqu’elles viennent consulter le docteur Jean Wilkins à l’hôpital Sainte-Justine, à la fin de l’été, les deux sœurs ont perdu une cinquantaine de kilos chacune. Depuis le début du confinement, elles ont entrepris un programme d’activités physiques démesuré qui les amène notamment à faire plusieurs kilomètres de marche… dans leur maison.

À peu près à la même époque, un jeune se présente dans le bureau de la pédiatre Julie St-Pierre. Il est désespéré. L’adolescent, qui souffre d’obésité sévère, avait réussi à perdre près de 20 kg avant la pandémie. Il s’était découvert une passion pour le basket. Soumis au stress causé par la COVID-19, coupé de son sport, enfermé chez lui, il a mangé à en vomir. Il a repris 25 kg en trois mois.

À chaque extrémité du spectre, la pandémie et son corollaire, le confinement, ont fait exploser les problèmes dus au poids chez les adolescents. À Sainte-Justine, « on a doublé le nombre de cas » de jeunes patientes venues consulter pour troubles alimentaires, indique le docteur Olivier Jamoulle, spécialiste en médecine de l’adolescence à Sainte-Justine.

Dans une année « normale », quelque 110 patientes viennent consulter. Au cours de la dernière année, on en a reçu 220, dit le DJamoulle. Le même phénomène a été documenté ailleurs au Canada, aux États-Unis et en Europe, précise-t-il.

Même portrait du côté de l’obésité. En temps normal, la Dre St-Pierre reçoit deux ou trois nouvelles demandes de consultation chaque semaine. « Et là, certaines semaines, j’en ai 20 ! », s’exclame-t-elle. Seulement depuis le 5 janvier, elle a reçu pas moins de 40 demandes de consultation. En pleine pandémie, les médecins de famille, dépassés par les jeunes patients qui venaient les consulter, lui ont d’ailleurs demandé d’organiser une formation sur la question de l’hyperphagie et de l’obésité.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Julie St-Pierre

À l’hôpital Sainte-Justine, sa collègue Mélanie Henderson, pédiatre-endocrinologue, a également vu beaucoup plus de jeunes patients affligés par l’embonpoint depuis le début de la pandémie. « C’est une catastrophe, la pandémie, pour les jeunes en surpoids, dit-elle. On va se retrouver avec des problématiques majeures et on va avoir beaucoup de difficulté à se rattraper. On vient d’accélérer une situation qui était déjà fort problématique. Et on en verra les répercussions sur le long cours. »

La revue spécialisée Obesity a d’ailleurs mis en octobre un chiffre sur l’augmentation possible des cas d’obésité chez les jeunes. En extrapolant sur plusieurs mois l’augmentation généralement constatée par les spécialistes en matière d’obésité chez les jeunes lors des vacances d’été, on estime que globalement, la pandémie pourrait avoir fait augmenter de plus de 4 points de pourcentage le nombre de jeunes affligés par ce problème. Cela représenterait plus de deux millions d’enfants obèses de plus aux États-Unis.

« Cinq points de pourcentage d’augmentation, ça veut dire qu’on passe de 17 % des jeunes à 22 % des jeunes qui souffrent d’obésité aux États-Unis », explique Julie St-Pierre.

Et si on reporte ça sur nos chiffres à nous, de 10 % des jeunes qui souffrent d’obésité au Québec, on passerait à 15 %. C’est significatif comme augmentation

La Dre Julie St-Pierre, pédiatre

Tout récemment, les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis estimaient, quant à eux, que 1,5 million d’enfants et d’ados souffrant d’obésité s’ajouteraient au tableau aux États-Unis à la suite de la pandémie. Le pays comptait déjà 13 millions d’enfants obèses.

L’« effet confinement »

Il y a bel et bien un « effet confinement » sur ces jeunes patients qui ont des problèmes de poids, qu’on parle d’anorexie ou d’obésité. « Le confinement a vraiment un effet catalyseur sur des ados fragiles engagées dans des activités de restriction, explique le Dr Jamoulle. C’est vraiment un angle mort de la pandémie. »

Certains de ces cas sont d’ailleurs atypiques, observe-t-il. « Certaines s’en sont sorties très vite. Elles ont fait un trouble alimentaire rapide. On voyait très peu de ce genre de cas avant. Mais dans d’autres cas, c’est plus classique et le trouble s’est installé. »

« Certaines patientes m’ont dit : “J’avais tout à coup plus de temps pour me scruter”, note le docteur Jean Wilkins. Et il y a eu un certain isolement dans leurs chambres pour plusieurs ados », dit-il. Plusieurs patientes ont eu recours aux programmes d’exercices qu’on trouve facilement sur l’internet et qui peuvent se faire à l’intérieur d’un domicile ou même d’une chambre à coucher, note-t-il. « Certaines sont devenues accros à ces exercices. »

Facteur aggravant : plusieurs patientes qu’il a vues au cours de l’automne ont tardé à consulter à cause de la pandémie.

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Le Dr Jean Wilkins

Elles ont passé à travers beaucoup d’évaluations en télémédecine. Elles m’arrivaient souvent déjà sous médication. Bref, elles avaient franchi toutes les étapes de l’évaluation préalable sans trop se faire approcher.

Le Dr Jean Wilkins, fondateur du département de médecine adolescente de l’hôpital Sainte-Justine

La hausse des problèmes est également visible chez Anorexie et boulimie Québec (ANEB Québec). L’organisme enregistre deux fois plus de contacts avec des jeunes, par l’intermédiaire de son site de clavardage. « En six mois, on a fait plus que nos chiffres de l’année. C’est assez inquiétant et alarmant », dit Jérôme Tremblay, coordonnateur clinique à l’ANEB Québec. « Dans un contexte où on a perdu le contrôle sur à peu près tout, des jeunes filles ont tenté d’en reprendre sur ce à quoi elles ont accès : leur corps. »

Le constat est le même chez les spécialistes qui traitent l’obésité. La perte d’une routine de vie, couplée à un temps d’écran décuplé, à la diminution des activités physiques et à la proximité du frigo familial, « ça a créé une bombe à retardement », résume la Dre St-Pierre. « C’est une tempête parfaite », renchérit la Dre Henderson.

Pendant les confinements, il y a eu une désorganisation, une perte d’encadrement chez les enfants et aussi chez leurs parents. Les enfants ont été beaucoup livrés à eux-mêmes. Or, la routine est importante pour se sentir en sécurité.

La Dre Julie St-Pierre, pédiatre

« Un jeune qui a des tendances anxieuses et qui se retrouve dans un chaos familial, ça fait grimper le stress. Chez ceux qui ont une tendance à l’hyperphagie, il y a eu une hausse fulgurante du réconfort alimentaire », dit-elle.

Une récente étude américaine en arrive aux mêmes conclusions et a même cerné les aliments qui faisaient le plus souvent l’objet de fringales : chocolat, biscuits, crème glacée, bonbons. « On pouvait rajouter de 60 à 75 grammes de sucre par jour. Ces jeunes n’en sont plus à consommer 10 fois la quantité de sucre recommandé chaque jour, ils en sont à 20 ou 30 fois la quantité recommandée », souligne la Dre St-Pierre.

Des sondages réalisés par la Coalition poids ont également montré au printemps que le tiers des jeunes adultes estimaient s’alimenter moins bien depuis le début de la pandémie. En plus, la moitié des adolescents, sondés à l’automne, évaluaient que leur niveau d’activité physique avait diminué. « C’est inquiétant de se dire qu’il y a un tel chamboulement dans les habitudes de vie », conclut Corinne Voyer, porte-parole de la coalition.

Le suivi médical a également fait défaut, déplore Mélanie Henderson. Plusieurs programmes spécialisés ont dû cesser leurs activités, parce que les médecins étaient réquisitionnés pour donner un coup de main au réseau débordé à cause de la COVID-19. D’autres consultations ont dû se tenir en télémédecine. « Et prendre la pression artérielle d’un jeune qui a pris 15 kg en quelques mois, ça se fait mal en télémédecine… »

« Ça a vraiment frappé fort »

Jusqu’en mars, ça allait bien dans la vie de Marylou Maisonneuve. La jeune fille de 15 ans, suivie depuis 2018 pour un surpoids, avait la nette impression d’être sur la bonne voie. « On avait fait des progrès, ça avançait bien, on était sur un bon rythme. J’étais rendue à un poids satisfaisant. C’était full beau. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Marylou Maisonneuve, 15 ans, qui est suivie depuis 2018 pour un surpoids par la Dre Julie St-Pierre. Son cas s’est aggravé pendant la pandémie, comme c’est le cas pour de nombreux jeunes. Elle a fait des crises d’hyperphagie majeures.

Et puis, la pandémie est arrivée. « Ça a vraiment frappé fort », résume Marylou.

De tempérament naturellement anxieux, la pandémie l’a beaucoup affectée, raconte-t-elle.

Sur le plan émotif, ça m’a donné un choc. J’ai eu l’impression de me retrouver toute seule avec mes problèmes. Dans mon cas, l’anxiété a joué un grand rôle.

Marylou Maisonneuve, 15 ans, aux prises avec des crises d’hyperphagie

Ce stress supplémentaire s’est traduit par des crises compulsives d’hyperphagie. « C’est un mécanisme que j’ai adopté depuis que je suis toute petite. Face au stress, je passe en mode compulsion. Mes crises sont incontrôlables. Et après, il y a la culpabilité qui embarque. C’est vraiment dur pour le moral. »

Pendant toute la pandémie, elle a gardé le contact avec sa pédiatre, la Dre Julie St-Pierre, souvent par téléphone. « C’est sûr qu’il va y avoir des trucs à rafistoler. »

Cela dit, depuis l’automne et la reprise de ses cours à l’école, les choses vont mieux, dit Marylou, qui est en quatrième secondaire et fréquente donc la polyvalente un jour sur deux. « Ça m’a fait du bien de retourner à l’école. J’aime ça, l’école, dit-elle. Pendant la pandémie, c’est comme si tout était sur pause, mais que nous, on avait dû continuer à vivre comme avant. On était tous un peu perdus. »

L’hyperphagie, qu’est-ce que c’est ?

C’est un trouble de la conduite alimentaire qui se caractérise par une surconsommation d’aliments. La relation entre l’hyperphagie et l’obésité a été mise en évidence au cours des dernières années.