« On est en convalescence »
Chaque fois que la préposée aux bénéficiaires Chantal Martimbeau passe devant la chambre 137, elle voit Lulu. Lulu, dans son lit, qui cherche son air. Lulu, qui la supplie du regard.
« Je la vois souffrir. Elle manque d’air et je ne peux rien faire. »
Des mois ont passé depuis la mort de la vieille femme. Un nouveau locataire s’est même installé dans la chambre 137. Mais le souvenir de Lulu ne s’est pas estompé.
Le virus est parti et les fantômes sont restés.
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« J’attendrai. Le jour et la nuit. J’attendrai, toujours. » Les paroles de Dalida résonnent dans le couloir du rez-de-chaussée. L’employée de la réception chante par-dessus la musique. Des préposés déambulent habillés en « civils ». Une image presque choquante tellement on est devenus habitués aux blouses de protection par-dessus les vêtements.
Il y a un an, le CHSLD Villa Val des Arbres, à Laval, entrait dans l’œil du cyclone.
L’ennemi s’est infiltré au début d’avril et s’est répandu à toute vitesse. Sur 145 lits, il y a eu 10 cas, puis 50, puis 85, pour atteindre 105 ; 58 personnes sont mortes. Au pire de la crise, il a manqué 80 % des 150 employés. L’armée a été appelée.
La Presse avait visité l’établissement au cœur de la tourmente. « On n’est plus dans un CHSLD, on est dans un hôpital de guerre », nous avait prévenus le propriétaire, Pierre Bélanger.
Aujourd’hui, l’endroit est méconnaissable. Ici, une vieille dame se promène, une poupée serrée dans ses bras. Là, une famille visite un proche dans sa chambre. Et là-bas, une employée flatte tendrement les cheveux d’une centenaire souriante. Il y a de la musique, des rires, de l’humanité.
Mais attention, prévient la directrice, Mélanye Sagala, si la vie a repris son cours, les cicatrices sont encore douloureuses. Certaines choses ne s’oublient pas. Une fille juchée sur une échelle pour voir mourir sa mère par la fenêtre. Un fils qui demande qu’on retire les bijoux du corps encore chaud de la sienne. Des collègues qui tombent comme des mouches. Et cet étouffant sentiment d’impuissance.
On est sur le qui-vive. Il y a toujours la crainte que ça reparte. Disons que c’est chambranlant. On est en convalescence.
Mélanye Sagala, directrice de la Villa Val des Arbres
L’établissement a été épargné par la deuxième vague. Il est officiellement vert. Début février, une résidante a été déclarée positive à la COVID-19. Il n’y a pas eu d’autre cas.
Mais Chantal Martimbeau a accueilli la nouvelle avec une boule dans l’estomac.
« Tout de suite, ça m’a ramenée à la première vague. J’ai eu de la misère. Il a fallu que je me parle. »
Elle a revu en boucle les visages du passé. Les fantômes de la COVID-19.
Mélanye Sagala, elle, est hantée par une image : celle d’une préposée aux bénéficiaires, accroupie, en larmes, cachée derrière un chariot de literie. « Chaque fois que je passe ici, je la revois comme ça, en train de pleurer. »
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Jeannine Cyr vient de finir de dîner. Impeccablement coiffée, bien droite dans son fauteuil roulant, la femme de 84 ans incarne à la fois des souvenirs douloureux et l’espoir de jours meilleurs. Elle a été l’une des premières résidantes à contracter la COVID-19. Après des mois enfermée dans sa chambre, ses jambes déjà faibles ne bougent presque plus.
Mais elle a survécu. Et le 12 janvier, elle est devenue la première locataire du CHSLD à recevoir son vaccin.
Son fils est venu pour l’occasion. Des employés émus se sont agglutinés dans sa chambre. Ils ont même commandé de la pizza pour que Mme Cyr célèbre dignement l’évènement.
Un petit baume pour un cœur meurtri.
« Ce qu’on a vécu, c’est effrayant », dit l’octogénaire.
Nuit après nuit, elle a regardé de sa chambre à coucher les civières passer dans le couloir en se demandant, qui, cette fois, avait succombé au virus. Elle a eu peur de mourir. Elle s’est dit qu’elle aussi allait y passer.
Puis, quand elle a enfin émergé, elle a constaté l’ampleur de la tragédie. « À mesure que j’avançais, je voyais que madame Unetelle n’était plus dans sa chambre. Et que monsieur Untel, dans l’autre chambre, non plus. Tous des gens que je connaissais. Ça donne un coup. » Dans son unité, 9 résidants sur 15 sont morts durant la première vague.
Un étage plus haut, les ravages ont été tout aussi grands.
La préposée Joanna Echerria a eu un choc en revenant travailler en mai, après plus d’un mois sur le carreau à cause du virus. « C’était horrible. Ça me fait mal. Ça me donne la chair de poule », dit la petite femme en y repensant. Seuls 3 de ses 12 résidants ont survécu. Elle les trouve changés, hypothéqués. « Ils en ont perdu beaucoup. »
Joanna entre dans une chambre. « Ça va bien, monsieur Lamarche ? », demande-t-elle d’une voix forte derrière son masque.
Guy Lamarche est couché dans son lit. Il fait sombre. Le rideau de la fenêtre est tiré. Avant le confinement, il marchait dans le couloir avec son déambulateur. Plus maintenant. « Il est toujours au lit. Il passe son temps à dormir », dit sa préposée.
« N’est-ce pas monsieur Lamarche ? Vous ne pouvez plus vous promener comme avant », demande-t-elle.
« Ah non, non. »
« Vous avez trouvé ça dur, de rester tout le temps dans votre chambre ? », demande encore la soignante.
« Moi, la COVID, j’ai échappé à ça. Elle est passée juste à côté. »
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Danielle Pelletier, 74 ans, aide son mari, Pierre Faucher, à se brosser les dents. Mme Pelletier habite un appartement dans une section voisine du CHSLD réservée aux personnes autonomes. M. Faucher, 77 ans, occupe une chambre ici. Le printemps dernier, le couple, marié depuis 50 ans, ne s’est pas vu pendant 80 jours.
« Vous auriez dû voir ses grands yeux ronds, la première fois que je suis revenue. Il était très surpris », dit la septuagénaire, qui soigne quotidiennement son mari.
Pierre Faucher fait partie des survivants du coronavirus. Ils étaient 47 sur les 105 à avoir été contaminés à la sortie de la crise. Ils ne sont plus qu’une trentaine. Les autres sont morts d’autre chose depuis.
Ça aussi, ça nous rappelle tout le temps ce qui s’est passé. Avec tous les morts, il y a beaucoup de nouveaux visages.
Chantal Martimbeau, préposée aux bénéficiaires
Ça et la longue série de chambres laissées vacantes, séparées du reste par de grandes portes coupe-feu, qui serviront de zone rouge en cas de nouvelle éclosion.
Linda, infirmière auxiliaire, sort de la chambre d’un nouveau locataire. Elle est à fleur de peau. « On est marqués, c’est sûr. »
Ses fantômes à elle, ce sont les spectres des civières transportant les morts emballés dans des sacs. Elle les imagine encore, de temps en temps, quand elle parcourt les corridors.
« On est habitués à la mort. Ici, c’est le dernier repos de nos résidants, mais pendant la première vague, c’était trois, quatre par jour. Et c’est la manière dont ils sont partis », dit-elle.
Sa collègue, Francine Leclerc, préposée aux bénéficiaires, peste sans retenue. « Ça m’enrage ce qu’on vit. On ne mérite pas ça. »
À 65 ans, elle devait prendre sa retraite le 15 mars 2020. Elle a plutôt choisi de rester pour affronter la tempête. À part trois semaines passées à la maison après avoir contracté la COVID-19, elle a été au front. Des mois plus tard, il y a « des hauts et des bas ». Mais elle est encore là.
Il y a un an, dans l’œil du cyclone
La Presse a visité la Villa Val des Arbres pour la première fois en pleine crise, le 23 avril 2020. L’armée était sur place. Les résidants étaient isolés dans leur chambre. Le nombre des morts ne faisait que croître et les employés étaient méconnaissables sous leur équipement. Retour en photos.