J’ai à peu près tout oublié du cégep, mais je pense souvent ces jours-ci à un mot que j’ai appris dans un cours de littérature, jadis : « spleen ».

Spleen, c’est la rate en anglais. Chez Baudelaire, c’est un état où s’entrecroisent la mélancolie, l’angoisse, l’impuissance et l’espoir…

Je cite Baudelaire avec une passe sur la palette de Professeur internet :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Spleen, donc : c’est l’humeur générale, en mars 2021, un an après que nos bouches se sont habituées au mot « coronavirus ».

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Une femme promène son chien au centre-ville de Montréal durant le couvre-feu.

* * *

Gens des zones récemment passées à l’orange : vous êtes chanceux, et je suis content pour vous.

Je vous regarde de loin, un peu jaloux, oui, jaloux, ce sentiment qui m’est étranger, ou presque. Un semblant de vie normale : voilà ce qui peut, ces jours-ci, me rendre jaloux.

Quand le gouvernement a annoncé que des régions allaient sortir du rouge, des voix se sont élevées pour rappeler que la prudence suggérait que ce n’était peut-être pas le temps, que les variants, que la troisième vague, que…

Je comprends tout ça. Mais le monde est en train de virer fou.

Je ne parle pas des complotistes. Je parle d’un ras-le-bol qui n’a rien à voir avec le conspirationnisme, je parle d’un sentiment difficile à cerner, que je traduis subjectivement ici, à la faveur des messages que les lecteurs me font parvenir.

Appelons ça le ras-le-bol des citoyens de bonne foi, de ceux qui ont fait tout ce qu’on leur demandait, jusqu’à maintenant et qui là… Et qui là, un an plus tard, sont en train de virer fous.

Comme Nadine D., qui, à 14 h 34 par un mardi récent, m’a écrit un courriel intitulé « Je n’en peux plus », une longue suite de confidences aigres-douces d’une femme de bonne volonté… Qui n’en peut plus.

Nadine a respecté toutes les règles depuis le début. Bonne élève, bonne citoyenne. Mais là, elle en a assez. Là, elle voit les irritants comme des montagnes. Elle se demande si elle a le droit de poser des questions. Elle n’est pas conspirationniste. « Mon chum l’est, un peu, me dit-elle, pas moi… »

Où est l’opposition ? demande-t-elle.

Nadine m’a tout balancé quand je l’ai appelée, elle tirait dans toutes les directions : qui pose des questions, est-ce que l’opposition pose des questions, le passeport vaccinal, Monsieur Lagacé, c’est une idée complètement folle, où est le débat sur ce passeport, le ministre a lancé ça et il n’y a presque pas eu de débat…

Et le couvre-feu ? Ça va finir quand ? Nous sommes la seule province à avoir un couvre-feu : pourquoi ?

Je lui ai dit que le PQ avait bel et bien contesté le couvre-feu, avec des mots assez durs, le qualifiant en février de mesure « abusive » et « autoritaire ». Nadine s’en est étonnée. « Ah bon, m’a-t-elle répondu, j’avais raté ça. Pourtant, je lis La Presse tous les jours… »

Pendant un instant, je me suis dit : elle est mal informée, c’est tout…

Puis, ça m’a frappé en l’écoutant. Non, non, c’est pas ça, c’est pas une question d’information. Cette femme est informée. Elle est probablement plus informée que la moyenne des ours, mais bon, on ne peut pas tout savoir non plus, on ne peut pas mémoriser le fin détail de chaque avis de la Santé publique, les sorties de chaque parti, se souvenir de chaque chronique sceptique…

C’est pas ça, ai-je pensé, c’est pas une question d’information. C’est une question de spleen, de profond écœurement. Ce n’est plus une question de faits, c’est une question de ressenti. Même pour les plus rationnels, je le crains. Nous ne sommes plus en avril 2020. Je veux dire que les arcs-en-ciel ont disparu, la motivation vitale de résister à ce mal nouveau n’est plus là, nous n’avons collectivement plus envie de faire un bac en virologie : on veut juste que ça finisse.

J’écoutais Nadine D. en prenant des notes. J’ai pensé : les progrès sont désormais occultés par tout ce qui nous semble absurde, par des broutilles qui nous semblent aujourd’hui intolérables et immenses.

« Oui, il y a une pandémie, Monsieur Lagacé. Mais est-ce que ça justifie des sens uniques dans les allées du Canadian Tire ? Vous ne trouvez pas ça hystérique ? »

Un peu, Madame. Un peu.

* * *

J’ai donc entendu quelques voix, la semaine dernière, s’inquiéter de la décision de relâcher les règles dans les zones où le rouge est devenu orange, et la vie, un peu moins sévère. Des journalistes, des docs, des profs de santé publique.

Je dis : tant mieux pour ces Québécois qui peuvent respirer un peu, aller au resto, aller au gym, se voir, se côtoyer. Vivre, quoi.

Et si les statistiques, dans ces régions, remontent ? Et si les variants, et si les soins intensifs, et si les infections…

Ben, on fera repasser ces coins-là en rouge, c’est tout. On remettra le couvercle. Parce que le monde est en train de virer fou. Tant mieux si quelques-uns d’entre nous peuvent échapper à la grisaille, à ce foutu spleen qui nous assaille…