Le nombre d’actes racistes et de crimes haineux envers les Québécois d’origine asiatique rapportés au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a quintuplé depuis le début de la pandémie, révèlent des données obtenues par La Presse. Des membres de la communauté témoignent d’une situation qui se poursuit encore aujourd’hui.

« De toute façon, les Chinois sont pleins de cash, t’as pas d’affaire ici. Retourne dans ton pays. »

Jennifer attendait son tour devant un organisme de son quartier qui distribue des invendus d’épicerie quand un homme est passé devant elle dans la queue. Il y a de l’attente, lui a-t-elle fait remarquer, mais il l’a ignorée.

« Une bénévole lui a aussi dit de retourner en arrière. Il est repassé devant moi et c’est là que les attaques verbales ont commencé », relate la jeune femme de 26 ans, qui craint les conséquences si elle témoigne ouvertement.

Jennifer est née au Québec de parents mixtes.

Je me sens très québécoise. J’avais mon masque, mon manteau d’hiver et ma tuque, je pensais que je n’allais pas être identifiée comme asiatique. Je me suis sentie très vulnérable, comme si je ne pouvais pas me protéger de mon ethnicité.

Jennifer, d’une voix encore tremblante quelques jours après l’évènement, survenu la semaine dernière dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve

Elle relate le « choc et la frustration » de se faire dire de retourner chez elle, mais aussi l’aplomb qu’elle a eu, bien qu’elle ne le nomme pas ainsi. « J’ai dit : “C’est raciste, monsieur. Je n’accepte pas les propos racistes.” »

30 crimes et incidents haineux

Le SPVM confirme que les actes racistes envers les Asiatiques ont augmenté au cours de la dernière année. Entre mars et décembre 2020, 22 crimes et 8 incidents haineux envers les communautés asiatiques ont été dénombrés à Montréal.

« Dix d’entre eux sont soupçonnés d’être liés spécifiquement au contexte particulier de la pandémie de COVID-19. Il est important de noter que près de 40 % des crimes dénombrés sont des crimes contre la propriété, soit des méfaits ou des graffitis », écrit le SPVM.

En début d’année, des commerces du Quartier chinois ont été vandalisés, tout comme des pagodes bouddhiques vietnamiennes dans les quartiers Côte-des-Neiges et Rosemont.

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Un commerce du Quartier chinois ayant été vandalisé en mars 2020.

En 2019, seuls trois crimes et trois incidents haineux visant les communautés asiatiques avaient été signalés.

Si la pandémie a été difficile pour tous les Québécois, elle a ébranlé le sentiment d’appartenance de certains, dit Cathy Wong, responsable de la diversité, de l’inclusion en emploi, de la langue française et de la lutte contre le racisme et la discrimination au sein du comité exécutif de la Ville de Montréal.

« On s’est toujours dits québécois, surtout pour les enfants de deuxième génération comme moi. Et de se faire dire : “Retourne chez toi, c’est toi le problème”, c’est déstabilisant », dit Cathy Wong.

La conseillère municipale affirme qu’elle connaît « énormément » de personnes qui ont subi de tels gestes. Est-ce son cas ?

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Cathy Wong, conseillère municipale

Elle répond en riant qu’avec un bébé à la maison, elle n’est pas souvent sortie pendant la pandémie. « Mais avant, assurément, j’ai vécu des moments où j’ai été face à des préjugés par rapport à mes origines. On m’a souvent demandé d’où je venais, on m’a souvent adressé la parole en anglais même si je parlais très bien le français, ça m’est arrivé souvent de me faire demander si j’étais dans la famille d’Elvis Wong [du film Elvis Gratton de Pierre Falardeau et Julien Poulin], on associe mes positions politiques à ce qui se passe en Chine », énumère Cathy Wong.

Jennifer, qui a subi un acte d’intimidation la semaine dernière, raconte pour sa part qu’elle a tenté de se justifier face à un homme qui ne lâchait pas le morceau. « J’ai grandi ici, je viens des Laurentides, il n’y a pas plus québécois que moi… et même si j’avais immigré ici, j’aurais autant le droit d’avoir accès à de la nourriture ! »

Jennifer a cherché du regard un soutien. Il a fallu que l’homme s’approche encore plus d’elle pour que quelqu’un s’interpose. « J’ai senti après coup que les gens étaient désolés pour moi, mais on me disait de ne pas le prendre personnel, d’oublier ça. J’ai trouvé ça lourd à porter, comme une double victimisation : c’était à lui de ne pas me dire des choses racistes », dit Jennifer.

Des « boucs émissaires »

Cofondatrice du Groupe d’entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec, Julie Tran note que la dernière année a mis en lumière le racisme vécu par ces communautés, qui ont servi de « boucs émissaires » de la pandémie née à Wuhan, en Chine, en décembre 2019. Pas plus tard que le week-end dernier, l’ex-président des États-Unis Donald Trump a encore eu recours à l’expression « virus chinois » pour désigner la COVID-19.

« Certaines personnes sont surprises que les personnes asiatiques vivent du racisme, mais c’est quelque chose qu’on vit depuis qu’on est très jeunes », note Mme Tran.

Le racisme existait avant, dit aussi la directrice de l’organisme Service à la famille chinoise, Xixi Li, mais la pandémie n’a rien arrangé. Pour la première fois de sa vie, Mme Li a reçu un courriel haineux où on lui disait notamment d’apprendre le français.

« C’était après une entrevue que j’ai faite avec La Presse pour parler des difficultés de la communauté chinoise pendant la pandémie », relate en français Xixi Li.

Elle ne s’est pas tue pour autant.

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Xixi Li, directrice de l’organisme Service à la famille chinoise

Depuis que nous sommes petits, nos parents nous disent : parle le moins possible, ne te plains jamais, apprécie ce que tu as. Ce n’est pas dans le caractère des Chinois de sortir en public pour se plaindre. Mais dans la dernière année, beaucoup de Chinois n’ont pas eu le choix, ils sont sortis pour parler de ce qu’ils ont vécu et essayer de trouver des solutions.

Xixi Li, directrice de l’organisme Service à la famille chinoise

Les voix qui se sont fait entendre sont surtout celles des enfants de deuxième génération d’immigrants, des Asiatiques nés au Québec, qui parlent souvent bien mieux le français que leur langue maternelle, dit Cathy Wong.

« Ces voix-là étaient déjà présentes dans nos communautés, on échangeait déjà sur nos réalités, mais c’est la première fois qu’on nomme de façon aussi systémique la question du racisme. Le mot racisme, il était déjà présent avant la pandémie, mais ce discours est maintenant beaucoup plus présent au sein des communautés asiatiques », dit Mme Wong.

Julie Tran a su réunir plusieurs personnes pour discuter de ces enjeux sur son groupe Facebook. Ce sont des Asiatiques dont les origines sont variées, dont les familles sont ici depuis plus ou moins longtemps. Certains ont été adoptés, d’autres sont issus d’unions mixtes. Ils ne forment pas un bloc monolithique.

Elle souhaite pour l’avenir qu’il y ait une « prise de position pour combattre ce racisme ». « Si, par exemple, les gens sont témoins de propos discriminatoires envers une personne asiatique, je souhaite qu’on le dénonce, qu’on dise que ce n’est pas correct, pour qu’on perçoive cette solidarité », dit Mme Tran.

Et si la COVID-19 a eu un impact positif, ce sera d’avoir mis en lumière le nouveau « côté militant » des différents groupes asiatiques.

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Julie Tran, cofondatrice du Groupe d’entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec

On est encore au tout début, mais avec le débat qui a cours sur le racisme systémique au Québec, les communautés asiatiques commencent à prendre position par rapport à ces enjeux-là.

Julie Tran, cofondatrice du Groupe d’entraide contre le racisme envers les Asiatiques au Québec

Cathy Wong dit que la solidarité des communautés asiatiques l’a « transportée tout au long de la pandémie ».

Une solidarité qui s’est manifestée auprès de Jennifer, troublée d’avoir été victime d’un acte raciste à Montréal, où elle se sentait pourtant bien à l’abri, « dans une bulle multiethnique ».

C’est aussi à Jeunesse J’écoute qu’elle a trouvé une oreille attentive. « Je pleurais beaucoup. On m’a dit que c’était normal de réagir ainsi quand on vit du racisme, parce que c’est très violent ».

Ne pas être ébranlé, a ajouté la personne au bout du fil, voudrait dire qu’on s’habitue à de tels actes.