Sans attendre Québec, des chercheurs de McGill, appuyés par des philanthropes, ont pris le taureau par les cornes et lancé à Montréal-Nord un projet pilote de dépistage systématique visant les personnes les plus à risque. Une stratégie qui pourrait « changer la donne » dans la lutte contre la COVID-19, croit le chercheur principal de l’étude.

« Je suis bien content qu’on ne me rentre rien dans le nez. »

Les vêtements maculés de colle, un masque N95 au visage, André Desjardins est le prochain en file pour donner un échantillon de salive ce matin-là.

« En plus, ça me fait prendre un petit break », lâche le colleur industriel chez Bouty, usine de mobilier de bureau située à Montréal-Nord.

Depuis la fin de janvier, dans ce quartier durement frappé par la COVID-19, deux équipes mobiles de l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill (IR-CUSM) visitent les entreprises essentielles pour tester les travailleurs qui n’ont pas de symptômes apparents.

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Lise Fougere (à gauche) et Tanya Branco (à droite), deux assistantes de recherche, accueillent les ouvriers volontaires et leur expliquent la marche à suivre.

En ce mercredi froid de février, deux assistantes de recherche sont assises derrière des tables pliantes dans la salle d’exposition de l’entreprise pour accueillir les ouvriers volontaires et leur expliquer la marche à suivre.

La bonne humeur des deux femmes est contagieuse. Il faut dire qu’elles débutent avec une bonne nouvelle : les volontaires n’auront qu’à cracher dans un gobelet. « Ça ne fait pas mal. C’est rapide et le résultat est aussi fiable que le prélèvement nasal », répètent-elles à chaque participant.

On peut alors percevoir le sourire – même derrière le masque – d’une designer graphique de l’usine, Élodie Thierry, parmi les premiers volontaires.

À son tour, André Desjardins regarde, suspicieux, la fiole remplie d’un liquide incolore posée devant lui. « Y a rien de chimique là-dedans ? », demande-t-il. « Ce n’est que de l’eau saline », le rassure la gentille assistante de recherche. L’ouvrier doit enlever son N95, le temps de mettre le liquide dans sa bouche.

« Un, deux, trois, quatre, cinq », compte à haute voix la dynamique assistante de recherche en encourageant le participant à « brasser » le liquide dans sa bouche. M. Desjardins se gargarise ensuite durant cinq secondes, « brasse » à nouveau le liquide dans sa bouche, avant de se gargariser une seconde fois, puis de cracher le liquide dans le gobelet. Le participant transverse ensuite lui-même le liquide dans une fiole qui sera envoyée pour analyse le jour même au laboratoire du CUSM. D’ici 24 heures, le résultat lui sera acheminé.

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André Desjardins, colleur industriel chez Bouty

Ma femme a ben peur de la pogner, [la COVID-19]. On voit souvent sa mère de 80 ans. Faut la protéger !

André Desjardins, colleur industriel chez Bouty

Les travailleurs défileront deux par deux une partie de la matinée sans nuire à la production de l’usine. Son propriétaire, Éric Morin, est impressionné par ce ballet bien orchestré. « Je n’aurais pas fermé la production toute une journée pour ça. On a des commandes à livrer, lâche-t-il. Mais là, c’est merveilleux parce que le travail se poursuit et, en même temps, on protège nos employés d’une éclosion potentielle. »

Lorsque l’équipe de chercheurs a communiqué avec lui, M. Morin a dit oui « d’emblée ». Il nous montre d’un signe de tête un jeune employé en train de se faire tester. « Karl, c’est mon seul tailleur. S’il tombe malade, ça dérange beaucoup la production », souligne-t-il. Sans parler d’une éclosion qui serait « catastrophique » pour l’entreprise essentielle – elle vend ses produits au secteur de la santé – qui compte une quarantaine d’employés.

À la quincaillerie Rona du même quartier, la réponse spontanée de plusieurs employés a été : « S’ils font ça dans le nez, moi, ça ne m’intéresse pas. » Après avoir été rassurés quant à la méthode, ils ont tous accepté de participer. « Moi, si les employés sont d’accord, je le ferais plus souvent, dit le propriétaire de la quincaillerie, André Beaudet. On a déjà des règles strictes en magasin, mais je prends tout ce qui peut contribuer à protéger mes employés. »

« Éviter les confinements à répétition »

Une stratégie de dépistage systématique pourrait « changer la donne et éviter les confinements à répétition comme on en vit depuis mars dernier », s’enthousiasme le chercheur principal Jonathon Campbell, présent à l’usine Bouty ce jour-là pour veiller au bon déroulement de l’opération.

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Jonathon Campbell, chercheur principal de l’étude sur la stratégie de dépistage systématique à l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill

Un grand nombre d’études confirment que la transmission de la COVID-19 est pour une bonne moitié attribuable à des personnes asymptomatiques ou présymptomatiques. Or, à l’heure actuelle au Québec, il n’existe pas de « stratégie de dépistage systématique » pour les personnes qui travaillent dans des entreprises ou organisations essentielles, mais non liées aux soins de santé, bien que ces personnes soient jugées à risque modéré ou élevé d’avoir été exposées à la COVID-19, explique le DDick Menzies, du CUSM, pneumologue, épidémiologiste et chercheur québécois.

Il n’y a pas, non plus, de stratégie permettant d’identifier les travailleurs asymptomatiques, qui peuvent transmettre la COVID-19 à leurs collègues et à leur famille sans le savoir, fait valoir le médecin spécialiste.

Or, une telle stratégie permet de trouver « où sont les petits feux pour empêcher l’incendie de forêt », ajoute son collègue, M. Campbell, boursier de recherches postdoctorales en épidémiologie.

Une approche systématique

En septembre, avec un groupe de chercheurs, le DMenzies a publié dans le Journal de l’Association médicale canadienne une étude expliquant que la Santé publique des différentes provinces canadiennes aurait tout intérêt à cibler de façon systématique les personnes les plus à risque plutôt que d’adopter « une approche passive » en matière de dépistage.

Non seulement un dépistage systématique des contacts, des employés du système de santé, des résidants de foyers pour personnes âgées, des travailleurs essentiels, des élèves et du personnel en éducation serait plus efficace, mais il ferait faire des économies aux gouvernements, selon les auteurs de l’étude. Ils avancent que cela permettrait de mieux contrôler l’épidémie et de déconfiner de grands secteurs de l’économie.

Dès le printemps dernier, alors que le Québec était l’épicentre de la pandémie au Canada, les chercheurs du CUSM ont présenté leur vision aux docteurs Horacio Arruda et Richard Massé, de la Santé publique, faisant valoir qu’une stratégie similaire avait été adoptée avec succès en Corée du Sud, à Singapour et en Australie.

Je crois qu’ils en ont vu les bienfaits, dont celui d’éviter les confinements, mais c’était clair à l’époque que la capacité des laboratoires du réseau public était insuffisante pour aller de l’avant.

Jonathon Campbell, chercheur principal de l’étude sur la stratégie de dépistage systématique à l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) confirme avoir reçu le projet et eu « quelques échanges » avec le DMenzies. « À ce moment [au printemps 2020], le réseau de la santé n’avait pas la capacité de mettre de l’avant une telle stratégie de dépistage, car [on n’avait pas assez] de tests, d’écouvillons, de réactifs, etc., ni dans le public ni dans le privé », explique le porte-parole du MSSS, Robert Maranda.

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Non seulement un dépistage systématique des contacts, des employés du système de santé, des résidants de foyers pour personnes âgées, des travailleurs essentiels, des élèves et du personnel en éducation serait plus efficace, mais il ferait faire des économies aux gouvernements, selon les auteurs de l’étude.

Cette capacité – qui a augmenté à 40 000 tests par jour dans la province – est encore nettement insuffisante, souligne le chercheur principal du projet du CUSM. Cependant, des ententes pourraient être conclues avec des laboratoires privés, un peu comme l’État le fait déjà avec des cliniques privées afin de réduire ses listes d’attente pour les interventions chirurgicales, ajoute-t-il. « En augmentant de manière substantielle la capacité actuelle – au moins du simple au double –, nous pourrions faire du dépistage de façon régulière dans les lieux de travail où il y a actuellement de la transmission communautaire », plaide M. Campbell.

Prendre le taureau par les cornes

Comme Québec n’était manifestement pas prêt à aller de l’avant avec cette stratégie, du moins à court terme, les chercheurs ont pris le taureau par les cornes et ont trouvé du financement auprès de philanthropes de Montréal – la Fondation familiale Trottier et la Fondation Molson – pour mettre leur théorie en pratique.

Preuve de la nécessité de trouver les asymptomatiques et de les isoler rapidement, les chercheurs ont obtenu – jusqu’à présent – 3 % de tests positifs. « Ce sont des gens qui étaient au travail sans symptômes apparents et qui risquaient de transmettre le virus à d’autres », souligne le DMenzies. Ils avaient testé, en date du 12 février, 621 employés dans 39 milieux de travail – l’objectif étant d’en tester 2500.

Il semble que la transmission communautaire se poursuive malgré les mesures restrictives du confinement et du couvre-feu.

Jonathon Campbell, chercheur principal de l’étude sur la stratégie de dépistage systématique à l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill

Cette stratégie de dépistage avec un prélèvement de salive ne nécessite pas d’infirmière. Un argument important en faveur de cette méthode, croient les chercheurs, puisque le réseau de la santé s’arrache actuellement ces professionnelles en soins, déjà en nombre insuffisant.

L’une des assistantes de recherche embauchées pour le projet pilote – Lise Fougere – est une agente de bord forcée de se recycler en raison de la crise. « J’aimerais recommencer à voler un jour, alors c’est ma façon d’aider à freiner la COVID-19 », dit-elle.

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L’assistante de recherche, Lise Fougere, est une agente de bord forcée de se recycler en raison de la crise.

Deux méthodes valables

La méthode du projet pilote diffère de celle des tests rapides envoyés par le fédéral, entre autres parce que la première implique d’envoyer les tests en laboratoire.

Rappelons que Québec a longtemps hésité à utiliser les tests rapides avant d’annoncer le 17 février qu’il les mettait à la disposition des entreprises privées à certaines conditions. Il exige des entreprises qui voudront s’en servir qu’elles aient accès à un professionnel de la santé « dûment habilité pour faire les prélèvements nasopharyngés et nasaux [chez leur] personnel ».

Les chercheurs du CUSM mettent en garde ceux qui seraient tentés d’opposer les deux méthodes. Il s’agit de déterminer laquelle est la plus efficace en fonction du milieu où le dépistage est requis. Les deux ont leur valeur, plaident-ils.

Le projet du CUSM « aurait besoin d’une évaluation plus poussée par le MSSS, ce qui n’est pas le cas actuellement, car plusieurs autres projets de recherche sont en cours », ajoute pour sa part le porte-parole Robert Maranda. Aussi, le comité d’experts sur l’utilisation des tests rapides ne recommande pas le dépistage récurrent chez les travailleurs, rappelle-t-il. Enfin, à « 40 000 tests par jour », le MSSS qualifie de « très importante » la capacité de laboratoires du Québec, notamment grâce à des ententes déjà établies avec des laboratoires privés.