Avant d’écrire cette chronique, j’ai relu la définition de « kafkaïen ».

« Qui rappelle l’atmosphère absurde et oppressante des romans de Kafka. »

J’avais utilisé ce mot pour qualifier la semaine dernière la situation intenable dans laquelle se trouvait une enseignante de Montréal sommée de retirer les deux purificateurs d’air à filtres HEPA installés dans sa classe mal ventilée en pleine pandémie, après que des parents se furent cotisés pour en faire l’acquisition, en suivant les directives de l’École de santé publique de Harvard.

Alors que l’enseignante méritait des félicitations, elle s’exposait à des sanctions. Exit les purificateurs d’air. Exit le gros bon sens aussi.

Mardi, pendant quelques instants, j’ai pensé naïvement que Kafka pouvait aller se rhabiller. Après tout, l’histoire avait connu un dénouement heureux. Après une valse-hésitation devant la directive du ministère de l’Éducation qui ne recommande pas, mais n’interdit pas ces appareils à l’utilité pourtant bien reconnue par des experts d’ici et d’ailleurs, le centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) avait pris la bonne décision : Marie-Josée Latour pouvait conserver ses purificateurs.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

L'enseignante Marie-Josée Latour


L’enseignante dévouée de l’école Élan a reçu mardi la visite d’un technicien du CSSDM qui est venu en vérifier l’installation.

« Où sont vos purificateurs ? »

Elle les lui a montrés. « Il s’est approché, il a vérifié. Il m’a dit : “Il faut en mettre un en avant de la classe et un en arrière. Il faut qu’ils soient à tant de pouces du sol. Ce meuble fera l’affaire ? Ça vous va ? OK ! Parfait. Je vais revenir demain quand vos élèves ne seront pas là.” »

Marie-Josée Latour était ravie de ce revirement. Ses élèves, témoins de la scène, tout autant. Des parents m’ont écrit pour me faire partager leur joie.

Si l’enseignante avait agi par intérêt personnel, elle aurait gardé cette bonne nouvelle pour elle. Lorsque nous l’avons jointe, ma collègue Caroline Touzin et moi, pour faire le suivi de cette histoire, elle aurait pu se défiler et nous implorer de garder tout ça secret.

Mais comme la dernière chose que souhaitait l’enseignante, c’était que cette victoire en soit une pour sa seule classe, elle a accepté que la chose soit publique. Dans l’espoir que cela fasse œuvre utile…

« Il n’y a pas que mes 20 élèves qui méritent d’apprendre dans une classe saine. » Son souhait ? Que toutes les écoles publiques qui en ont besoin puissent rapidement équiper leurs classes d’unités portables de filtration de l’air (HEPA). Et que cela ne relève pas d’un financement privé.

* * *

Qu’est-ce qui a motivé le changement de cap du CSSDM ?

C’est au moment de recevoir la réponse à cette question que Kafka, congédié trop tôt, est revenu en scène.

« Il n’y a pas eu d’installation des purificateurs d’air dans la classe mentionnée », a répondu par courriel le porte-parole Alain Perron. « Un menuisier s’est rendu à l’école pour prendre des mesures afin d’installer un échangeur d’air pour deux bureaux de professionnels. »

C’est ainsi que par le plus pur des hasards, lorsqu’on a su que l’heureuse nouvelle dont avaient été témoins l’enseignante et ses élèves risquait d’être ébruitée, on s’est empressé d’en effacer les traces.

Tout d’un coup que cela se saurait, qu’une bonne décision a finalement été prise. Ça pourrait peut-être donner des idées à d’autres parents ou à d’autres enseignants…

Le lendemain, l’enseignante a reçu un appel de l’employé qui s’était présenté dans sa classe en demandant à voir les purificateurs. Il lui a dit qu’il n’aurait pas dû aller dans son local, qu’il avait mal compris la requête. « Il était tout mal. Il m’a dit : “Je voudrais m’excuser, c’est mon erreur.” »

Le CSSDM a refusé de répondre à mes questions à ce sujet, se contentant de dire que l’on comptait suivre les consignes du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ). Le MEQ confirme de son côté que l’enseignante pourra conserver ses purificateurs, mais qu’il faudra que leur installation soit approuvée par des experts.

C’est là que ça se complique encore. Je vous disais la semaine dernière qu’un comité tripartite au temps de réponse aussi long que son acronyme – MEQ-CNESST-MSSS – était chargé de vérifier l’installation des purificateurs d’air dans les écoles.

Or, la consigne du Ministère, énoncée le 8 janvier, a changé cette semaine. Désormais, pour approuver une telle installation exceptionnelle, il faudra faire appel à l’analyse d’un expert indépendant en ventilation, membre d’un ordre professionnel, qui ne soit pas lié par contrat à une entreprise qui fabrique, distribue ou installe des purificateurs d’air. Cet expert devra être embauché par le centre de services scolaire à la suite de la demande des parents ou des enseignants pour ensuite faire rapport au comité tripartite MEQ-CNESST-MSSS, qui donnera sa bénédiction. Vous suivez ?

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L’ingénieur Stéphane Bilodeau, qui a un doctorat en ventilation et qui ne vend pas de purificateurs d’air, est le genre d’expert qui répond aux critères du MEQ. Mais il ne croit pas que ce soit nécessaire de recourir à ses services et reste pour le moins perplexe devant l’avis de la Santé publique qui évoque des risques en cas de mauvaise installation.

Ces appareils sont simples à installer et efficaces pour aider à réduire la charge virale dans un local mal ventilé. « Avec des lignes directrices claires émises par le Ministère, le concierge de l’école peut tout à fait le faire. On ne parle pas de quelque chose d’hyper-sophistiqué. Je ne pense pas que ça prenne un doctorat. »

Le risque que l’appareil soit mal installé est très faible. Ne rien faire, c’est plus risqué… Dans le pire scénario où un mauvais filtre ferait mal son travail, ce ne sera pas pire que la situation actuelle dans les écoles où il n’y a aucune ventilation.

Ce n’est évidemment pas une mauvaise chose de faire des vérifications.

Mais ça demande un temps que l’on n’a pas en ce moment. C’est superflu. Le risque associé à la santé exige une réponse plus rapide.

Stéphane Bilodeau, ingénieur en ventilation

Surtout que nous sommes en hiver, en pleine deuxième vague, au cœur de la pire saison pour la qualité de l’air dans les écoles, et que nous savons que la transmission de la COVID-19 par aérosols est bien réelle. « On ne peut pas se permettre de trouver une solution qui va prendre trois mois ou six mois », dit l’ingénieur, membre du collectif COVID-STOP.

L’achat et l’installation de ces appareils dans les écoles où c’est nécessaire devraient être la responsabilité de l’État. C’est ce que l’on a fait par exemple à New York, à Chicago ou en Allemagne, souligne-t-il. « C’est probablement la meilleure façon de faire et la plus économique, avec des commandes en gros. Les appareils sont standardisés. On sait qu’ils répondent aux critères désirés. »

Cela n’empêche pas de faire d’autres démarches en parallèle pour de meilleures solutions à long terme pour les classes mal ventilées, comme les échangeurs d’air, tel que le recommande la Santé publique.

Marie-Josée Latour est bien consciente que ses deux purificateurs d’air restent une solution imparfaite, à défaut de mieux. Si le Ministère avait offert rapidement une meilleure solution, elle ne se serait pas donné tout ce mal.

« Un échangeur d’air aurait été l’idéal, bien sûr. Mais c’est beaucoup trop dispendieux. Si on pouvait en avoir un, on mettrait les purificateurs d’air sur Kijiji avec grand plaisir et on achèterait des livres pour la classe ! »

À commencer peut-être par les œuvres complètes de Kafka.