Alors que les pays riches se disputent à grands frais les doses produites par les sociétés pharmaceutiques en avance dans la course, Cuba planche sur un vaccin contre la COVID-19 qui pourrait devenir une bouée de secours pour certains des pays pauvres laissés derrière.

L’État caribéen, qui dispose d’une expertise méconnue en biotechnologies, espère immuniser l’ensemble de ses 11 millions d’habitants avant la fin de l’année et produire durant cette période 100 millions de doses susceptibles de profiter à ses voisins et au-delà, si l’entreprise est couronnée de succès.

« Les biotechnologies cubaines représentent une source d’espoir pour les pays du Sud alors que trop de pays du Nord font la sourde oreille au fait qu’il faut partager les ressources pour venir à bout de la pandémie », relève John Kirk, professeur de l’Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse, qui connaît bien les réalisations cubaines dans le domaine de la santé.

« Le virus ne respecte pas les frontières. Il faut chercher à créer une immunité de masse dans le monde et il faut pouvoir s’assurer à cette fin qu’un nombre suffisant de personnes puissent être vaccinées. Cuba comprend ça », relève le chercheur, qui attribue à Fidel Castro la longue tradition d’« internationalisme médical » du régime.

Le défunt Líder máximo, que le professeur dit avoir rencontré à deux reprises lors de séjours dans l’île au milieu des années 1990, considérait la santé comme un droit fondamental devant être accessible bien au-delà des frontières de son pays.

Sa philosophie, note M. Falk, explique que Cuba envoie bon an, mal an des milliers de médecins dans des pays en difficulté et qu’il ait joué un rôle important lors de plusieurs crises sanitaires, y compris lors de la lutte contre le virus Ebola en Afrique.

Nils Graber, anthropologue de la santé rattaché à l’Université de Lausanne qui a étudié les biotechnologies cubaines, note que le régime castriste a rapidement considéré ce secteur comme une clé pour assurer le développement sanitaire et économique de l’île, après avoir pris le pouvoir.

Ses efforts dans le domaine ont permis l’émergence d’une « industrie innovante », bénéficiant encore aujourd’hui d’un large soutien étatique, qui a conclu de nombreux partenariats avec des institutions publiques ou privées à l’étranger.

Cuba a notamment développé le premier vaccin contre le méningocoque B dans les années 1980 et produit seul la majorité des vaccins utilisés pour immuniser sa propre population. « Il y a eu beaucoup d’exportations de vaccins cubains en Amérique latine, que ce soit au Brésil, au Venezuela, en Argentine ou encore au Pérou », ajoute M. Graber.

Embargo américain

L’embargo américain a compliqué la tâche du pays, relève le chercheur, qui impute en partie à l’hostilité historique des États-Unis le fait que certaines réalisations cubaines en matière de biotechnologies passent sous le radar.

« L’embargo, au-delà de la question des violations des droits de la personne, s’accompagne d’une campagne de discrédit qui vise tout ce qui se passe à Cuba. Tout ce qui présente une image plus positive est attaqué ou passé sous silence », souligne M. Graber.

L’attitude de l’ex-président américain Barack Obama, qui favorisait un rapprochement entre les deux pays, a facilité les collaborations scientifiques, mais l’opposition subséquente de l’administration de Donald Trump a eu l’effet inverse. Et la montée en puissance de régimes de droite dans plusieurs pays d’Amérique latine, dont le Brésil, a contribué à isoler l’île.

L’embargo est incroyablement musclé. Cuba ne peut pas vendre une seule aspirine aux États-Unis, et toutes les entreprises qui veulent traiter avec le pays peuvent être visées par une loi interdisant le “commerce avec l’ennemi”.

John Kirk, professeur de l’Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse

M. Graber indique que le développement d’un nouveau vaccin contre la COVID-19 peut constituer une occasion pour le régime cubain de « redorer son prestige international » et d’améliorer ses relations avec des pays ayant pris leurs distances.

Il faut évidemment pour y parvenir que la recherche soit couronnée de succès, ce qui demeure incertain à ce stade.

Vaccin « Soberana 2 »

Le pays espère lancer sous peu, avec l’aide de l’Iran, la dernière phase d’évaluation du vaccin le plus prometteur, surnommé « Soberana 2 » (Souverain), en le testant chez 150 000 personnes.

La Chine et la Russie, deux pays émergents qui développent aussi leurs propres vaccins et sont susceptibles de les mettre à la disposition des pays pauvres, sont plus avancées, mais n’ont pas encore présenté de résultats définitifs quant à leur efficacité, souligne M. Graber.

L’Organisation mondiale de la santé prévenait il y a quelques jours que de nombreux pays pauvres risquaient, malgré le programme COVAX mis sur pied pour assurer une distribution internationale « équitable » des doses, d’attendre un an, voire deux, avant de pouvoir commencer à vacciner leur population à grande échelle.

Le développement de nouveaux vaccins fiables, à Cuba ou ailleurs, apparaît dans ce contexte comme une avenue cruciale pour sortir de la crise, relève le directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal, François Audet, qui s’alarme du fait que les grandes sociétés pharmaceutiques dictent actuellement le jeu.

« Plus il y aura de vaccins, mieux ce sera », conclut-il.

Un repli sur soi périlleux

Le directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, estime que le monde se dirige vers un « échec moral catastrophique » si rien de plus n’est fait pour assurer un accès rapide des pays pauvres aux vaccins contre la COVID-19. Les pays riches qui se concentrent sur les besoins de leur propre population sans trop d’égards pour le reste de la planète courent aussi un risque sanitaire, prévient Rachel Silverman, du Center for Global Development. Des variants problématiques comme ceux qui sont apparus en Afrique du Sud et au Royaume-Uni se multiplieront, si le coronavirus peut continuer de se propager dans certaines régions, et risquent de revenir frapper ensuite les pays où la vaccination est avancée, prévient-elle. Ce risque devrait en soi convaincre les pays de contribuer généreusement au programme COVAX de partage des doses, souligne Mme Silverman. Denise Byrnes, qui dirige Oxfam-Québec, pense qu’il est nécessaire de faire pression sur les firmes pharmaceutiques ayant produit des vaccins pour favoriser le transfert de technologie et augmenter la production de doses. François Audet, de l’Institut d’études internationales de Montréal, pense que l’approche ne constitue pas une solution, du moins à court terme, puisque les vaccins contre la COVID-19 déjà distribués sont complexes et requièrent un savoir-faire technique et des infrastructures difficiles à acquérir.