(Toronto) Même si elles sont mieux préparées à affronter une deuxième vague, les maisons de repos en Ontario demeurent vulnérables, faute de main-d’œuvre.

Ils arrivent à l’heure du dîner pour voir leur maman de 81 ans.

Bien qu’ils y soient autorisés, ils n’entrent pas dans l’établissement. « On n’a pas été testés récemment, donc on est prudents. Vous comprenez ? »

Alors ils restent dehors. Et parlent à la vieille dame à travers la fenêtre, en prenant bien soin de garder leurs masques.

La scène est triste. Aussi triste que cette triste résidence pour aînés qui borde un boulevard triste et bétonné à York, en banlieue nord de Toronto.

Mais Benny et sa femme ne veulent « pas prendre de risques ». Alors qu’une seconde vague frappe aussi l’Ontario (896 cas et 9 morts vendredi), il ne faudrait surtout pas que Hawthorne Place redevienne l’enfer qu’elle fut au printemps.

Le cas des résidences pour aînés ontariennes n’est ni meilleur ni pire que celui des résidences du Québec. Ces lieux vulnérables ont été parmi les plus nombreux à souffrir de la pandémie de coronavirus. Et comme au Québec, l’Ontario a connu sa part de cas spectaculaires et alarmants.

L’armée canadienne, on s’en souvient, avait notamment publié un rapport dévastateur fin avril concernant une demi-douzaine de maisons de soins de longue durée dans la région de Toronto, dont Hawthorne Place.

Le rapport avait notamment fait état d’une infestation d’insectes et de résidants livrés à eux-mêmes ou nourris de force jusqu’à l’étouffement. Justin Trudeau et le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, s’étaient dits vivement troublés par la situation.

Six mois plus tard, la situation reste précaire. Depuis le début de la deuxième vague, des éclosions ont eu lieu dans plus de 70 des 625 résidences pour aînés ontariennes, et on y a déploré 26 décès liés à la COVID-19, selon les chiffres du 24 octobre. C’est moins que les 1700 décès enregistrés lors de la première vague, soit environ 70 % de l’ensemble des décès dans la province, mais c’est tout de même préoccupant.

Dans la région d’Ottawa, où l’on assiste actuellement à une forte éclosion, des travailleurs de la Croix-Rouge sont même intervenus à la mi-octobre dans une demi-douzaine d’établissements pour « aider à stabiliser » la situation.

Un problème de recrutement

« Nous sommes mieux préparés, mais il y a encore du travail à faire », admet Donna Duncan, directrice générale de l’Ontario Long Term Care Association (OLTCA), qui représente les 432 établissements privés de la province.

Mme Duncan souligne que les résidences sont beaucoup mieux « informées » qu’au printemps dernier. Plusieurs ont pris des mesures pour atténuer l’impact d’une deuxième vague, à la lumière des ratés du printemps.

Le nombre de lits par chambre a été réduit. Le nombre de tests de dépistage a augmenté. Les résidences sont mieux équipées en équipement de protection. Des « partenariats plus formels » ont été développés avec les hôpitaux.

Malgré tout, le risque existe toujours. « Les visites sont désormais permises, les écoles sont ouvertes, il y a plus de danger de transmission communautaire », résume Mme Duncan.

Selon elle, le plus gros problème reste toutefois le manque de main-d’œuvre.

Selon les estimations officielles, il manquerait en effet 6000 travailleurs (experts en prévention et contrôle des infections et préposés aux bénéficiaires) pour que les effectifs des résidences soient complets.

Fin septembre, le gouvernement de l’Ontario a annoncé une aide financière de 540 millions pour les établissements, dans le cadre d’un « plan d’action contre la deuxième vague » de COVID-19. La plus grosse part de cette aide devrait être consacrée à l’embauche de nouveau personnel.

Dans le secteur, beaucoup se sont demandé pourquoi l’annonce n’était pas venue plus tôt. Certains déplorent surtout que ce financement ne soit pas assorti d’un programme d’embauche et de formation conséquent.

« Cinq cent quarante millions, c’est une somme considérable, souligne Natalie Mehra, directrice de l’Ontario Health Coalition, qui regroupe plus de 400 organismes liés au monde de la santé. »

Le problème, c’est qu’ils ne proposent rien de concret pour recruter du personnel. Ni pour attirer ni pour retenir d’éventuels travailleurs. Ce sont des mesures ponctuelles, sans stratégie, contrairement à ce qu’on a pu voir avec les gouvernements du Québec ou de la Colombie-Britannique, qui ont mis tout leur poids dans les efforts de recrutement.

Natalie Mehra, directrice de l’Ontario Health Coalition

Mme Mehra se demande en outre si les résidences privées doivent être soutenues pour l’embauche de personnel, étant donné qu’elles font « chacune 10 millions de dollars en dividendes » par mois.

C’est aussi l’avis de Seniors for Social Action in Ontario, un organisme de défense des aînés.

« Les résidences privées ont tout à fait les moyens de régler leurs problèmes. Comment peuvent-elles dire qu’elles manquent de personnel alors qu’elles continuent à faire de l’argent et à payer leurs actionnaires, même en pleine crise sanitaire ? C’est indécent », lance sa porte-parole, Patricia Spindel.

Un projet de loi qui fait débat

Une vingtaine d’actions en justice, dont plusieurs actions collectives, visant des résidences pour aînés comme Hawthorne Place, ont été intentées en Ontario à la suite de la première vague de COVID-19.

La semaine dernière, le gouvernement Ford a présenté un projet de loi (Supporting Ontario’s Recovery Act) pour protéger les travailleurs, les entreprises et les organisations publiques qui auraient fait un « effort honnête » pour maîtriser l’épidémie de coronavirus, ce qui inclut notamment les résidences pour personnes âgées.

Selon le projet de loi – qui serait rétroactif au 17 mars 2020 –, il faudra désormais prouver que les propriétaires de résidences ont fait preuve de « grossière négligence » dans leur gestion de la crise sanitaire.

Le NPD et les groupes de défense des aînés ont dénoncé le texte en affirmant qu’il rendrait beaucoup plus difficile pour les familles de résidants de tenir ces établissements responsables des nombreux décès survenus au printemps.

L’une de ces actions collectives vise notamment 96 résidences, ainsi que le gouvernement Ford, que certains accusent de vouloir se protéger avec ce projet de loi.

« Nous sommes catégoriquement opposés [à ce texte], conclut Natalie Mehra. Les familles des gens qui sont morts dans les établissements de soins de longue durée ont déjà souffert d’une tragédie sans nom. Ils sont hantés par la négligence, la faim, la soif, les conditions sordides, la douleur dans laquelle plusieurs de leurs proches sont morts. Ils méritent d’obtenir justice. L’industrie des soins de longue durée doit être tenue responsable… »