J’aurais pensé que les milliers de morts en CHSLD depuis le début de la pandémie allaient nous convaincre une fois pour toutes de l’urgence de faire des soins à domicile une priorité.

C’est ce que le DRéjean Hébert pensait aussi, lui qui, comme médecin gériatre et gérontologue, en a fait son cheval de bataille depuis 35 ans.

« J’ai été bouleversé – le mot est faible – par la catastrophe des CHSLD. J’en parle et je suis encore ému », me dit-il, la voix brisée. « Quand on a travaillé pendant 35 ans de sa carrière pour améliorer les services aux personnes âgées et qu’on voit une telle catastrophe, on est troublé. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le Dr Réjean Hébert

Ex-ministre de la Santé et des Services sociaux et ministre responsable des Aînés de 2012 à 2014, sous le gouvernement Marois, le DHébert, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, avait fait le saut en politique précisément pour faire avancer cette cause. Il proposait à l’époque un régime d’assurance autonomie permettant aux gens en perte d’autonomie de choisir où ils voulaient vivre. Il avait réussi à convaincre Pauline Marois qu’il s’agissait d’une innovation sociale importante, au même titre que la mise en place d’un système universel de garderies. Malheureusement, le projet prometteur est mort au feuilleton après la défaite du Parti québécois en 2014, et personne ne l’a repris.

Le DHébert croyait que la tragédie dans les CHSLD, qui se superpose à la tragédie silencieuse des personnes vulnérables privées de soins à domicile en ce moment, allait enfin agir comme un détonateur.

Je me suis dit : "c’est sûr que le téléphone va sonner. C’est sûr qu’on va se rendre compte qu’il faut investir dans les soins à domicile et qu’on va me demander comment on pourrait faire ça…"

Le Dr Réjean Hébert

Mais finalement… non. Même s’il a étudié le sujet sous toutes ses coutures, on ne lui a rien demandé. À sa grande surprise, le premier ministre François Legault n’a pas annoncé un grand virage vers les soins à domicile, mais plutôt l’accélération de la construction de « maisons des aînés » au coût de 2,6 milliards. « Je vous avoue que je ne comprends pas ! »

Officiellement, le maintien à domicile est une priorité du gouvernement Legault. Dans le plan d’action de Québec en prévision d’une deuxième vague, c’est écrit noir sur blanc : « Il est impératif de faciliter le maintien à domicile pour les personnes qui le souhaitent et dont la condition le permet, avec les services adéquats, dans le but de les rendre moins vulnérables aux éclosions en milieux de vie partagés. »

Mais alors que le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé et la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants Marguerite Blais répètent que le maintien à domicile est la « voie d’avenir », le DHébert avertit que rien ne changera pour les personnes âgées vulnérables laissées à elles-mêmes tant qu’on ne changera pas le mode de financement des soins à domicile (SAD).

Que l’on finance davantage les SAD comme le fait le gouvernement – on a investi 280 millions par année pour bonifier les services et ajouté 100 millions de plus cette année –, fort bien. Mais ce n’est pas suffisant. Car plus d’argent ne signifie pas nécessairement plus de services pour ceux qui en ont besoin. Le DHébert en sait quelque chose : comme ministre de la Santé, il a cru bien faire en investissant 110 millions dans les SAD en 2013. Mais voilà : l’augmentation de 20 % du budget ne s’est pas traduite par une augmentation de services pour les personnes âgées, a-t-il constaté avec dépit. Au contraire, il y a eu une diminution importante des services entre 2011 et 2015. Où est donc passé l’argent ? Il a servi à éponger les déficits des hôpitaux…

Alors que faire ? Cesser de financer les SAD comme on finance les hôpitaux pour miser plutôt sur une assurance publique de soins à long terme qui permet à chacun d’avoir la liberté de choisir s’il veut demeurer à domicile ou aller en CHSLD. Dans un contexte où l’État ne répond qu’à 5 % des besoins de personnes en perte d’autonomie qui vivent à domicile, ce choix n’existe pas en ce moment. « Les personnes handicapées qui, avec raison, ont protesté pendant l’été veulent retrouver ce choix. La liberté de dire : donnez-moi l’argent que vous payez pour ma place en CHSLD et je vais m’organiser pour rester à domicile. C’est ça, l’assurance autonomie. Vous avez un budget et vous pouvez choisir d’aller en CHSLD ou de recevoir les soins à domicile. Croyez-le ou non, dans les pays où cela a été implanté, les gens choisissent de rester chez eux. »

À long terme, tout le monde y gagne, puisque cela coûte moins cher à l’État de permettre aux gens de vieillir chez eux avec des soins et des services appropriés que de les envoyer dans des CHSLD qui devraient être réservés uniquement aux personnes en lourde perte d’autonomie.

En ce moment, 20 % des gens en CHSLD ne devraient pas y être, souligne le DHébert. Ils y sont uniquement à cause de la pauvreté des SAD.

Si on faisait un véritable virage vers les SAD, il serait inutile de construire de nouvelles maisons des aînés. Les places actuelles suffiraient. Mais ce qui est inutile dans l’absolu est parfois très utile politiquement. « C’est sûr qu’une promesse de CHSLD, sur le plan politique, a plus de poids qu’une promesse d’investir dans les soins à domicile. C’est clair. On n’a vu personne déchirer sa chemise pour dire que ça n’a pas de bon sens, les maisons des aînés… »

La brique et le béton, c’est « politiquement très payant », car cela s’accompagne de quatre annonces. « On l’annonce quand on prend la décision. On l’annonce quand on fait les appels d’offres. On l’annonce quand la pépine arrive sur le terrain. On l’annonce quand on coupe le ruban… »

À côté de ça, une solution invisible pour éviter une tragédie silencieuse, aussi ingénieuse et nécessaire soit-elle, ça ne fait pas le poids. « C’est la triste réalité. »

Politiquement, à court terme, le gouvernement Legault semble donc avoir fait le bon choix. « Mais sur le plan logique, sur le plan des orientations sociétales, je ne crois pas que ce soit le bon choix. »

Même s’il a fait une croix sur la politique, le DHébert n’entend pas abandonner ce combat. Comme expert, il promet de continuer à se battre pour l’amélioration des conditions de vie des personnes âgées jusqu’à son dernier souffle… Fût-il au fond d’un lit en CHSLD.

J’espère quand même que quelqu’un daignera l’écouter avant.