Je rencontre une personne que je n’ai pas vue depuis un bout. Une personne que j’aime beaucoup. Je viens pour lui faire une franche poignée de main. Ou la prendre dans mes bras. Même l’embrasser sur les joues. Ou la serrer contre moi. Peut-être tout ça. Allez, on verra. Les gestes des retrouvailles ne sont jamais calculés. Un peu de spontanéité. Salut, toi !

Mais voilà que mon cerveau met le frein à bras. Coupe mon élan. Ben non ! On ne peut pas ! Ça ne se fait plus, ça. Alerte, COVID-19 ! Durant une fraction de seconde, j’avais oublié. Faut garder nos distances. Aucun corps étranger, même apprivoisé, ne doit s’approcher à moins de deux mètres de nous. Bip, bip, bip, faut reculer.

Ouais, ouais, ouais…

Autre fraction de seconde, je me mets à hésiter. Je m’en allais tendre la main, mon mécanisme de défense l’a bloquée, mais ma volonté a bien envie de la libérer. D’outrepasser la règle. Une fois n’est pas coutume. Notre amitié vaut bien ça. Fuck la corona ! Je prends une chance. La personne devant moi ne l’a sûrement pas. Avec un beau sourire comme ça, ça ne se peut pas. Allez, on y va ! J’avance. Je fais un pas. Après tout, on n’en mourra pas. Oups. Je m’arrête. Fallait pas penser à ce mot-là. C’est justement ça, le problème. On peut en mourir. Ce qui est quand même agaçant. Surtout quand il fait beau et que le Canadien est en séries.

Et le plus ennuyant, c’est qu’admettons que je décide de m’en remettre à la fatalité, plutôt qu’à Arruda, et que j’assume cette accolade. Ce n’est pas seulement ma santé que je mets en danger, c’est la sienne aussi. Celle de la personne que je suis si content de revoir. Faudrait pas que la prochaine fois, ce soit à son enterrement. À cause de moi. 

Ne jamais savoir si nous-mêmes pouvons être des transmetteurs, c’est ça le plus maudit avec le Trump virus (je sais que ça ne s’appelle pas le Trump virus, mais puisque Trump appelle ça le China virus, parce que c’est de Chine que ça émane, on peut aussi dire le Trump virus, parce que c’est aux États-Unis qu’il y en a le plus).

Bon, qu’est-ce que je fais  ? Ce moment semble durer une éternité. Surtout qu’à voir la tronche de la personne devant moi, il se passe exactement le même processus mental dans sa tête. Elle est venue vers moi, s’est arrêtée et, pour le moment, ne semble plus trop savoir quoi faire de sa main. Y’a comme un malaise. Pas gros. Les gros malaises, lors des salutations, c’est lorsque l’un des deux protagonistes s’avance pour étreindre l’autre, quand l’autre ne l’entend pas ainsi. Ça ressemble presque à une agression. Alors qu’il n’y a aucune mauvaise intention. Y’a juste un ami un peu étourdi et un ami plus conscient. Normalement, le premier finit par comprendre et s’éloigne un peu.

Dans notre cas, on est au même point. On est venus pour se saluer, on a réalisé qu’on ne pouvait pas, mais on aurait le goût quand même, mais on sait qu’on ne peut pas quand même. Cela dit, faudrait bien finir par passer à autre chose. Mais comment  ? Le mieux, c’est de verbaliser la situation : 

« On ne sait plus quoi faire, avec la COVID !

— Ouais, c’est rendu compliqué.

— Bon, ben, salut !

— C’est ça, salut ! »

Il fut un temps où l’on se serait donné du coude. C’était drôle au début de la pandémie. Mais à la longue, c’est lassant. Le coude étant sûrement la partie la plus frigide de notre corps, le contact avec le coude de l’autre ne procure aucune satisfaction, même que si on pince un nerf, ça peut devenir franchement désagréable. Alors, on oublie le coude. Finalement, on ne donne rien. Et on entame la conversation : « Comment vas-tu  ? »

Dommage parce que l’absence des gestes cordiaux tait des sentiments importants. Une poignée de main, un bec, un câlin, ça veut dire : comme je suis heureux de te voir, ça me fait du bien, je me suis ennuyé, c’est une joie de te retrouver, t’es important pour moi, yeah ! 

Ce genre d’aveux est beaucoup plus facile à mimer qu’à prononcer. Une embrassade, et c’est réglé. On l’a senti, on l’a compris.

Ce rituel étant proscrit, pour l’instant, et pour des milliers d’instants encore, je pense qu’il serait important qu’on commence à se parler. Qu’entre le salut et le comment vas-tu, on exprime le plaisir qu’on a à se retrouver. Bref, pour compenser cette sécheresse de câlins, faut s’abreuver de « je t’aime » et de mots gentils. Ça peut juste nous faire du bien. Beaucoup de bien.

Et puis, quand la maladie aura disparu, on pourra jumeler les deux. Joindre les paroles aux gestes. Se donner la main, en se disant : « Comme je suis content de te voir, je t’aime fort. » Ce sera parfait.

Sur ce, considérez-vous comme salués. Je vous aime fort.