S’il avait su, Mario Lefebvre aurait hébergé son vieux père à la maison, le temps qu’il se rétablisse.

À ce moment-là, pourtant, Mario trouvait que cette idée n’avait pas de bon sens.

Gilbert Lefebvre, 88 ans, avait fait une mauvaise chute, le 7 mars. Ambulance, urgences, rayons X : une côte fêlée. On lui avait trouvé une chambre au quatrième étage de l’hôpital général du Lakeshore, où il était resté alité presque deux semaines.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Gilbert Lefebvre

Jusque-là, Gilbert avait toujours été autonome. L’ancien ingénieur vivait dans son appartement, conduisait sa voiture et faisait ses courses. Mais depuis sa chute, il n’y arrivait plus. Comment aurait-il pu gravir les 21 marches qui mènent chez son fils ?

Mieux valait suivre les recommandations du médecin, avait pensé Mario. Mieux valait transférer son père en centre de réadaptation, où des spécialistes lui feraient faire des exercices quotidiens pour lui permettre de redevenir autonome.

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Le 18 mars, une place en réadaptation s’est libérée au CHSLD LaSalle.

Gilbert Lefebvre ne voulait pas y aller. Mario a insisté : « P’pa, ça fait presque deux semaines que t’es couché, tu ne peux pas marcher…

– Si j’y vais, c’est seulement une semaine !

– OK, p’pa. Une semaine.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Mario Lefebvre est rongé par la culpabilité d’avoir, sans le savoir, envoyé son père de 88 ans au CHSLD LaSalle, quelques jours avant que l’établissement soit frappé par la COVID-19.

Le 21 mars, jour du transfert, Mario a préparé une valise pour son père. À l’hôpital du Lakeshore, un agent de sécurité l’a laissé entrer malgré l’interdiction de visites décrétée une semaine plus tôt par le gouvernement du Québec.

Les choses commençaient à chauffer dans la province. La COVID-19 venait de faire sa première victime québécoise, dans une résidence pour aînés de Lavaltrie.

Mais personne n’avait encore pris l’habitude d’associer les mots CHSLD et hécatombe dans une seule et même phrase.

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Mario Lefebvre est rongé par la culpabilité.

« Sans le savoir, j’ai envoyé mon père à l’abattoir, le 21 mars. »

À peine arrivé au CHSLD LaSalle, Gilbert a voulu en sortir. « Il n’était pas du genre à se plaindre. J’essayais d’appeler le CHSLD. Je laissais des messages, je laissais des messages… »

Un infirmier a fini par le rappeler. « Il m’a dit qu’il y avait eu un cas de COVID-19 dans l’établissement, mais de ne pas m’inquiéter, puisque tout était sous contrôle. »

En réalité, c’était la débandade.

Ce n’est que des semaines plus tard que Mario a réalisé l’ampleur du chaos, en lisant mon reportage sur le CHSLD LaSalle, durement touché par la pandémie.

L’éclosion de COVID-19 y avait été signalée le 23 mars, deux jours après l’arrivée de Gilbert Lefebvre. Très vite, le virus s’était répandu à tous les étages. Des employés étaient tombés malades ou avaient été mis en quarantaine. D’autres avaient pris la fuite.

Ceux qui restaient, une poignée, avaient été laissés à eux-mêmes, sans relève, presque sans équipement.

C’était la tempête, et Gilbert Lefebvre était pris en plein milieu.

***

Le 28 mars, Mario a reçu un appel qu’il ne parviendra jamais à oublier. Un appel déchirant.

À l’autre bout du fil, son père pleurait, hurlait.

« Je ne suis plus capable ! On ne prend pas soin de moi, ici ! Faut-tu que je fasse un mauvais coup pour que la police vienne me chercher ? »

Et puis, entre ses larmes, des mots qui chavirent : 

« Si tu m’aimes, viens me chercher… »

***

S’il avait su, Mario se serait précipité au CHSLD LaSalle.

S’il avait su le chaos, l’équipe décimée, les patients plus ou moins abandonnés à leur sort, il aurait appelé la police.

Mais il ne savait pas. Le cœur brisé, il a tenté de réconforter son père, qui l’implorait au téléphone. Il lui a conseillé de rester dans sa chambre. Il lui a promis qu’on s’occuperait de lui.

Le lendemain, 29 mars, Gilbert a rappelé son fils. Il était calme. « Il m’a dit qu’il m’aimait. Il ne me l’avait jamais dit, avant. » Il n’était pas de cette génération, pas du genre à étaler ses sentiments.

« OK, p’pa. Tu vas voir, ça va bien aller. »

Deux jours plus tard, Gilbert est mort, emporté par la COVID-19.

***

Mario Lefebvre n’arrête pas de se dire qu’il aurait pu changer le cours de l’histoire. Avoir su, il aurait trouvé un moyen, pour les escaliers. Il aurait écouté son père.

Bien malgré lui, il l’a plutôt envoyé à l’échafaud. À force d’insister, il l’a convaincu que c’était pour son bien. Il s’en veut terriblement. « Les gens me disent : “T’as pris la meilleure décision, t’aurais pas pu faire mieux.” C’est facile pour eux de dire ça… »

Ça ne le réconforte pas, même s’il sait que rien de tout cela n’est de sa faute.

Il reste la douleur. Il reste la voix affolée de son père. « Si tu m’aimes, viens me chercher. »