(Ottawa) Un taux de chômage en forte hausse. Des gouvernements qui dépensent des dizaines de milliards de dollars pour soutenir une économie en chute libre. Des entreprises qui pourraient devoir fermer définitivement leurs portes. Des travailleurs qui pourraient être obligés de se trouver un emploi dans un autre secteur. Des familles qui risquent d’être encore plus étranglées par l’endettement pendant des années.

En deux mois seulement, la crise de la pandémie de COVID-19 a causé d’énormes ravages économiques, sans compter les nombreuses victimes qu’elle a déjà emportées sur son passage. Elle a contraint les gouvernements à provoquer une récession avec un seul objectif en tête : freiner la propagation d’un virus qui est parti d’un petit marché public à Wuhan, en Chine, en décembre, et qui a semé la terreur sur toute la planète.

L’ennemi invisible, qui ne sera véritablement vaincu qu’une fois que les scientifiques auront trouvé un vaccin, selon les experts, entraînera le pays dans une succession de crises : une crise sanitaire, une crise économique et une crise des finances publiques.

Aucun gouvernement n’y échappera. À Ottawa, le premier ministre Justin Trudeau et l’ensemble de ses ministres se sont transformés en l’espace de quelques jours en une équipe de pédagogues en tenant des points de presse quasi quotidiens. À Québec, le premier ministre François Legault, le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, et le Conseil des ministres en ont fait autant. Depuis la mi-mars, le même message résonne dans les deux capitales. Restez à la maison. Respectez la distanciation physique de deux mètres. Toussez dans votre manche. Et lavez-vous les mains fréquemment.

Pour l’heure, la priorité absolue du gouvernement Trudeau demeure la même : stabiliser les fondations économiques du pays en mettant sur pied une panoplie de programmes d’aide ponctuels. La prestation canadienne d’urgence pour les travailleurs, la subvention salariale pour les entreprises, la prestation canadienne d’urgence pour les étudiants, entre autres, ont ainsi vu le jour pour élargir temporairement le filet social canadien.

Au gouvernement fédéral, nous sommes encore dans la stabilisation de l’économie. Après, la deuxième étape, il faudra relancer notre économie. Et après, la troisième étape, ce sera de stimuler l’économie dans son ensemble. Mais nous sommes encore dans une période de survie pour nos entreprises.

Mélanie Joly, ministre du Développement économique et des Langues officielles, en entrevue cette semaine avec La Presse

Mais dans les officines du gouvernement, on commence à plancher sur un plan de relance économique. Un trio ministériel composé des ministres Steven Guilbeault (Patrimoine), Catherine McKenna (Infrastructures et Collectivités) et Jonathan Wilkinson (Environnement et Changement climatique) réfléchissent à une « relance verte » qui mettrait l’accent sur les grands projets qui permettraient au Canada de réduire son empreinte environnementale.

Le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, Navdeep Bains, s’est adjoint les services d’un Conseil sur la stratégie industrielle, piloté par Monique Leroux, l’ancienne présidente et chef de la direction du Mouvement Desjardins. Son mandat est de proposer des pistes pour doter le Canada d’une nouvelle politique industrielle qui l’aidera à affronter une autre pandémie tout aussi dévastatrice. La chaîne d’approvisionnement pour les produits essentiels comme les médicaments et les équipements de protection sera en tête de liste de l’examen, tout comme la consolidation de la chaîne alimentaire du pays.

Tôt au tard, il faudra aussi s’attaquer à l’autre crise, celle des finances publiques. « Des déficits et une dette en hausse constituent les effets secondaires du virus. Nous devons dépenser de manière responsable, car ce sont nos enfants qui porteront le fardeau de la dette que nous accumulons aujourd’hui », souligne l’ancien mandarin fédéral Paul Boothe, qui a servi au ministère des Finances et au ministère de l’Industrie et qui est aujourd’hui directeur de programme à l’Ivey Business School.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Le ministre des Finances, Bill Morneau

Dans un rapport qui a provoqué une véritable commotion à Ottawa, le mois dernier, le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, estimait que le déficit atteindrait la somme record de 252 milliards de dollars en 2020-2021, soit un déficit 10 fois plus élevé que celui enregistré en 2019-2020 (24,9 milliards). Appelé à témoigner de façon virtuelle devant le comité des finances de la Chambre des communes, cette semaine, M. Giroux a affirmé que le déficit serait sans aucun doute plus élevé, car le gouvernement Trudeau a annoncé de nouvelles mesures depuis sa projection datée du 24 avril, notamment l’aide aux agriculteurs (252 millions), aux étudiants (9 milliards) et aux personnes âgées (2,5 milliards).

« Je crois qu’un déficit de 252 milliards est maintenant un scénario très optimiste », a avancé M. Giroux, qui évoque même l’idée que la dette accumulée, elle, frise les 1000 milliards de dollars au cours du présent exercice financier. Elle s’établissait à 710 milliards en 2019-2020.

La taille de la dette, en proportion du PIB, devrait donc passer en un an de 31 % à 48 %. En date du 24 avril, les programmes d’aide d’urgence mis sur pied par Ottawa totalisaient 146 milliards de dollars. Ces mesures ont une durée de vie limitée. Mais le déficit pourrait être imposant pendant plusieurs années.

Un déficit d’une telle ampleur va exiger des efforts colossaux de la part du gouvernement pour revenir à l’équilibre budgétaire. Ça va prendre une discipline financière exemplaire pour contrôler les dépenses ou d’autres mesures telles qu’une augmentation des taxes ou des impôts.

Yves Giroux, directeur parlementaire du budget

Un gouvernement qui propose d’augmenter les taxes et les impôts pour mettre de l’ordre dans les finances publiques signe souvent son arrêt de mort. L’ancien premier ministre Brian Mulroney, qui a introduit la fameuse TPS de 7 % le 1er janvier 1991 pour remplacer une taxe manufacturière « vétuste », en sait quelque chose. Dans ses mémoires, M. Mulroney reconnaît qu’il a payé un énorme prix politique à cause de cette réforme. « Nous avons créé la TPS parce que nous estimions que c’était une bonne chose pour le Canada – en particulier pour stimuler les exportations et éliminer le déficit », souligne-t-il dans ses mémoires.

Dans l’opposition, les libéraux de Jean Chrétien ont mené une vive campagne contre cette taxe, seulement pour la chérir une fois au pouvoir à cause des revenus qu’elle procure au gouvernement.

L’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper a toutefois fait passer la TPS à 5 % après son arrivée au pouvoir en 2006. En 2018-2019, cette taxe à la consommation a rapporté 38,2 milliards de dollars dans les coffres de l’État, soit environ 7,6 milliards pour chaque point de pourcentage.

Pour un gouvernement qui voudrait s’attaquer au gigantesque boulet financier que seront le déficit et la dette accumulée, majorer la TPS de deux points de pourcentage pourrait s’avérer la solution la plus simple. En 15 ans, cette hausse pourrait rapporter au bas mot 225 milliards de dollars au fisc.

Depuis le début de la crise, le gouvernement Trudeau s’est félicité de la solidité du bilan financier du Canada, même si les libéraux ont multiplié les déficits frisant les 20 milliards de dollars par année depuis leur arrivée au pouvoir en 2015. Le bilan financier, qui a été épuré entre 1995 et 2008, a permis une intervention musclée pour soutenir les familles, les travailleurs et les entreprises durant la crise.

Il faudra éventuellement assainir les finances publiques pour qu’Ottawa retrouve une marge de manœuvre suffisante afin d’affronter la prochaine grande crise. À cette fin, le gouvernement aurait tout intérêt à conclure une sorte de contrat social avec les contribuables en plaidant qu’une hausse modérée de la TPS pendant une quinzaine d’années, une fois la crise passée, permettrait de faire le ménage qui s’impose dans les finances publiques.

À défaut de quoi le Canada pourrait bien redevenir « un membre honoraire du tiers-monde », comme l’avait décrété l’influent Wall Street Journal dans un éditorial percutant en 1995. À l’époque, la taille de la dette du Canada représentait 66,8 % de son PIB. Pis encore, plus du tiers (36 cents) de chaque dollar perçu par Ottawa servait à payer les intérêts de la dette accumulée. En fin de compte, les agences de crédit avaient forcé les libéraux de Jean Chrétien à donner un douloureux coup de barre pour sortir le gouvernement fédéral de l’ornière des déficits dans laquelle il s’était enfoncé pendant 30 ans.