La Dre Ariane Murray fait partie des statistiques. Celles des 9500 professionnels absents du réseau de la santé. Mais dans les faits, elle travaille. Elle n’a même jamais autant travaillé en dépit du fait qu’elle a contracté le coronavirus.

Comment ? Sans doute en utilisant un téléphone contaminé pour appeler ses patients. Elle ne voit pas vraiment d’autre explication.

C’était à la fin du mois de mars. Deux patients du Centre d’hébergement Réal-Morel, à Verdun, où elle travaille comme médecin de famille depuis 10 ans, faisaient de la fièvre et un autre avait de légers symptômes de rhume. La Dre Murray a aussitôt demandé qu’ils soient mis en isolement, mais plusieurs employés avaient déjà été en contact avec eux, sans masque de protection, sans visière.

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Ça a été très long avant qu’on suive les consignes de façon adéquate.

La Dre Ariane Murray

Quelques jours plus tard, elle perdait l’odorat et s’isolait chez elle. Le 4 avril, elle recevait le résultat de son test : positif.

Heureusement, ses symptômes n’ont pas été sévères. Ses quatre enfants ont aussi été un peu malades, mais la Santé publique n’a pas voulu les considérer comme des cas potentiels de COVID-19 parce qu’ils n’ont pas eu de fièvre. Mme Murray, 40 ans, est maintenant guérie et s’apprête à retourner au combat en personne après avoir travaillé pendant trois semaines au téléphone, sans salaire. Elle sera compensée plus tard.

Plus du tiers (54) des 145 résidants du centre d’hébergement où elle travaille sont atteints de la COVID-19.

Et tout son personnel, sans exception, est en arrêt de travail.

« Certains ont attrapé la maladie, d’autres ont des conditions médicales qui les empêchent de travailler ou une autre raison qui fait qu’ils ne peuvent pas être exposés au coronavirus », explique-t-elle.

« Je ne suis plus capable »

Julie fait aussi partie des 9500 employés absents du réseau de la santé. Préposée aux bénéficiaires au CHSLD de La Pinière, à Laval, elle ne sait pas si elle a contracté le coronavirus, mais éprouve des symptômes.

« Être capable, financièrement, je remettrais ma démission, dit-elle. J’adore mon métier. Mais je ne suis plus capable de nos conditions de travail. »

Plus de la moitié des résidants de son établissement sont malades. Beaucoup sont morts de la COVID-19.

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Des effets personnels susceptibles d'être contaminés par la COVID-19 devant le CHSLD de La Pinière, à Laval

Les étages se vident un peu plus chaque jour. Selon les données du ministère de la Santé et des Services sociaux, mises à jour quotidiennement, 63 % des 100 personnes âgées de ce CHSLD ont la COVID-19.

« Oui, j’ai peur de l’attraper », avoue-t-elle.

Si le résultat de son test subi vendredi est négatif, Julie sera de retour au travail lundi. Elle n’a pas le choix. Le décret gouvernemental adopté en mars à la suite de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire au Québec donne beaucoup de pouvoir au gouvernement, comme celui d’abolir les congés et les vacances du personnel soignant, d’obliger les gens à aller travailler dans des CHSLD et de travailler trois week-ends sur quatre.

Cinquante de nos cent résidants sont morts. Ils ne sont pas tous morts de la COVID, mais ça fait un grand trou. On a perdu un grand-papa, une grand-maman, une tante ou un oncle, un grand frère ou une grande sœur.

Julie

Le manque criant de personnel ne facilite pas les choses. À l’étage où elle travaille, tous les patients sont déclarés positifs au coronavirus. Il n’y a que deux préposées aux bénéficiaires, au lieu de quatre en temps normal.

« On travaille des journées de fou. On nous envoie des aides de service pour servir les repas et faire les lits, mais côté hygiène des résidants, ça ne nous aide pas. »

Les bains ? Le personnel n’est plus capable d’en donner depuis longtemps. « Il n’y a plus personne qui en donne. C’est des bains de lit qu’on donne quand on a la chance d’en faire. On est fatiguées. J’ai l’impression qu’une semaine de travail, en ce moment, c’est comme une année complète sans congé. »

Anouk Fortin travaille aussi comme préposée aux bénéficiaires au CHSLD de La Pinière, mais de nuit. « On tient le coup, dit-elle. Le monde est fatigué. Un moment donné, on va tomber au combat. »

« Pourquoi nous et pas eux ? »

Madeleine, elle, est en arrêt de travail. Elle a été en contact avec un patient infecté et redoute d’avoir attrapé la maladie dans un établissement de Laval.

Auxiliaire en soins de santé, elle donnait des soins à domicile avant qu’on ne l’oblige à aller prêter main-forte dans une résidence privée pour aînés.

« Je fais partie de ceux qui ont été déplacés sans avoir été consultés, dit-elle avec frustration. Ça fait mal au cœur parce qu’on aime notre travail et que cette situation nous fait peur. »

Son nouveau travail a débuté le 15 avril. Deux patients étaient infectés à la COVID-19, lui a-t-on dit. Le lendemain, un des deux mourait, et un nouveau cas apparaissait quelques jours plus tard. Madeleine, qui ne portait pas l’équipement de protection requis, en a informé son employeur, le CISSS de Laval, qui lui a dit d’arrêter de travailler pendant sept jours.

Elle a passé le test de dépistage le 23 avril et attend le résultat chez elle.

À 43 ans, Madeleine ne s’explique pas encore pourquoi on l’a obligée à aller dans une résidence pour personnes âgées de plus de 75 ans alors qu’elle était parfaitement utile là où elle était.

« On ne connaît pas bien le travail des auxiliaires en soins de santé, déplore-t-elle. En maintenant les gens à domicile, on désengorge pourtant les CHSLD. »

En attendant, ce sont des professionnels, comme des ergothérapeutes, des physiothérapeutes et des travailleurs sociaux qui remplacent les auxiliaires en soins de santé dépêchés d’urgence dans les établissements pour personnes âgées, où la situation est critique.

« Pourquoi nous et pas eux ? se demande-t-elle. On ne comprend rien. C’est vraiment frustrant. »