Le 26 mars, le juge Clément Samson était installé dans sa maison en banlieue de Québec pour présider un procès se déroulant à Trois-Rivières.

Ce qui pour la plupart des gens est un FaceTime ou une banale téléconférence était pour la justice québécoise un changement de siècle.

Depuis cette première historique, le juge Samson et son comité technologique forme presque tous les juges de la Cour supérieure pour pouvoir présider des procès dans une salle d’audience virtuelle. Il y en a eu « des dizaines » à Québec, à Sherbrooke, à Montréal.

« Je perds le compte, on travaille sept jours sur sept à implanter le système. Je ne peux même pas vous dire qui l’utilise. »

À Sherbrooke la semaine dernière, le juge Martin Bureau a entendu une affaire de garde d’enfant qui a duré deux jours. Les témoins étaient chez eux, les avocats dans leur bureau, le juge chez lui et une greffière, seule, au palais de justice.

La justice vient de faire « en deux semaines ce que je n’espérais pas voir arriver en cinq ans », dit-il.

« J’ai appris une chose de la gestion de crise : pour rester nous-mêmes, il faut changer. Pour continuer à livrer notre mission essentielle, il faut faire les choses différemment », dit l’ancien gestionnaire du Mouvement Desjardins.

« J’ai vécu la crise des papiers commerciaux de près avec Monique Leroux. J’étais ému de la voir raconter cette expérience, l’autre jour. Ça nous amène à penser autrement. Ça te frappe et t’oblige à réagir, à utiliser de nouveaux outils. On travaille toujours en présentiel, à la cour. Mais on peut la rendre en virtuel, et c’est la même justice, un jugement qui règle un litige entre des gens. »

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Des budgets de modernisation de 500 millions avaient déjà été votés à Québec, mais les choses étant ce qu’elles sont, on va de comité en comité en appel d’offres et en tests divers avant de voir apparaître l’ombre d’un résultat.

Pas maintenant.

Depuis le début de la pandémie, le ministère de la Justice travaille à pleine vapeur, le couteau entre les dents : on brûle le plus d’étapes possible et on implante les systèmes avec une efficacité ahurissante.

Un prof d’université spécialiste l’autre jour à la télé s’inquiétait de ce que ces procès virtuels se font sur ce qui semble une sorte de Zoom, de plateforme peu sécuritaire.

« Pas du tout, c’est du WebRTC, très sécuritaire ! », s’insurge le magistrat.

Chaque juge reçoit un hyperlien qui est un code, sorte de clé d’une salle d’audience. Il n’y a pas de limite à leur utilisation, sauf bien sûr le personnel. Les greffiers et greffières de la Cour supérieure et de la Cour du Québec n’auront plus à être présents dans un palais de justice pour l’enregistrement, tout pourra se faire à distance.

« À l’usage, on va se rendre compte qu’il n’y a pas grand-chose qui ne fonctionne pas avec ça », dit-il.

En droit criminel, il y aura plus de réticences, et dans le cas des procès avec jury, c’est impraticable… pour le moment.

Mais pour l’essentiel de l’activité judiciaire, on peut très bien procéder à distance.

Dans un monde où il y a encore de (rares) jugements dictés et écrits au stylo, on pourrait croire que la marche est haute. Mais son « comité technologique » de 10 juges reçoit un accueil enthousiaste, assure-t-il. Et ça durera.

« Il y a tant de choses pour lesquelles on se déplace inutilement. On n’a pas besoin de payer le déplacement de quelqu’un de Rouyn pour un procès à Montréal, ou de Natashquan à Sept-Îles. On élimine beaucoup de pertes de temps. On peut gérer trois causes sans que les gens attendent dans le corridor.

— Est-ce qu’il va falloir le demander au juge, ou il va pouvoir l’imposer ?

— Je ne sais pas, on n’en est pas là, je suis seulement un juge technicien qui tente d’inventer une nouvelle façon de procéder… »

Car, en effet, le choc technologique est absorbé en ce moment sur une base volontaire, même si presque toute la cour participe à la formation.

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Le juge en chef Jacques Fournier est particulièrement fier de son comité technologique. C’est pour lui bien plus qu’un système de dépannage. C’est un pas pour l’accès à la justice.

L’autre jour, dans un entretien avec La Presse, il disait craindre une avalanche de dossiers le jour où les activités judiciaires, suspendues presque totalement, reprendraient enfin.

Il en profitait pour répéter sa requête auprès du gouvernement fédéral de faire nommer 15 juges supplémentaires – sur une cour de 160 membres, plus des surnuméraires.

Justifiée ou non, le timing de la déclaration faisait légèrement désordre au moment où l’on cherche encore des centaines de personnes pour faire boire les malades dans les CHSLD…

Justement, a-t-on vraiment besoin de plus de juges, ou plutôt d’une autre manière de gérer la justice ? Les deux, dit le juge en chef.

Mais à partir du moment où la justice n’a plus de frontière physique, qu’est-ce qui empêcherait un juge de Gatineau de remplacer virtuellement un juge de Gaspé ? Bref, en plus d’éviter des attentes aux citoyens, aux témoins et aux avocats, cet outil pourrait permettre d’améliorer la productivité judiciaire. Et de fonctionner sans gonfler les effectifs.

On n’en est pas à ce genre de discussion, et personne n’ose s’aventurer publiquement sur ce terrain.

On en est encore aux premières étapes de la réjouissance technologique.

Le jeune bâtonnier du Québec, Paul-Matthieu Grondin, qui dénonce les « hangars à papier » des palais de justice, confirme aussi cette « accélération extraordinaire ». Prochaine étape : tout numériser pour les nouveaux dossiers.

« Où ça va mener, je ne le sais pas, mais on s’en va ailleurs et ça ne peut être que favorable à l’accès à la justice pour tous, dit le juge Samson.

— Et la prochaine étape ?

— Ça, c’est seulement la modernisation. Il nous reste la transformation de la justice. Il faut dématérialiser les dossiers. Et alléger tout le processus. »

Un clic peut remplacer bien des formulaires en trois exemplaires…

« Je viens de voir qu’en Angleterre, un juge a refusé le report d’une cause de cinq semaines prévue en juin : il a décrété que le procès aurait lieu virtuellement. »

Et pourquoi pas ?

Il n’y a pas tellement de raisons valables de ne pas faire de même ici.