Lorsqu’elle est arrivée à la maison de soins palliatifs Source Bleue, Micheline Beauchamp savait ce qui l’attendait.

Elle a dit à ses enfants : « Je ne suis pas folle. Je sais bien que si je rentre là, je sors les pieds devant ! »

Elle venait d’avoir 84 ans. Elle savait que le compteur s’arrêterait là. Ce qu’elle ne savait pas, c’est à quel point la pandémie bouleverse tout sur son passage. La façon dont on vit, la façon dont on meurt. Les premiers et les derniers printemps.

En temps normal, toute une famille tissée serré aurait été au chevet de Micheline Beauchamp. Au pied de son lit, jusqu’à son dernier souffle. En ces temps anormaux, il a fallu trouver d’autres façons d’être là sans vraiment y être. Inventer des rituels pour dire : « Regarde, maman, on est de l’autre bord de la fenêtre, mais on est là avec toi pareil. »

« On va se le dire, c’est un méchant mauvais timing pour mourir. » Mais on ne choisit pas…

C’est l’infirmière en soins palliatifs Marie-Joëlle Boucher qui raconte. C’est elle qui a accueilli Micheline Beauchamp à la maison Source Bleue, à Boucherville, le 17 mars dernier. Elle fait partie de l’équipe de soignants qui a eu le privilège de l’accompagner jusqu’à sa mort, le matin du 30 mars.

Accompagner des patients en fin de vie, c’est son quotidien. Mais en temps de pandémie, c’était une première pour elle. Une expérience bouleversante. Triste, il va sans dire. Mais belle aussi, malgré tout.

J’écris « privilège » pour parler du travail de Marie-Joëlle parce que c’est ainsi qu’elle le décrit elle-même dans un texte lumineux qui rend hommage à Micheline Beauchamp, à sa famille ainsi qu’aux soignants et aux bénévoles de la Source Bleue qui continuent d’offrir des soins de qualité dans le contexte particulièrement difficile de la crise sanitaire.

En général, quand les gens apprennent ce que Marie-Joëlle fait dans la vie, ils ont un réflexe d’effroi. « Oh ! Mon Dieu ! Je ne serais jamais capable de faire ça ! » Mais la jeune mère de 35 ans n’échangerait pas sa place. « Comme la naissance, la mort est un événement unique. En tant qu’infirmières, on est tellement privilégiées d’être témoins de ces moments-là. En soins palliatifs, les liens se développent très vite. Ce sont des liens dans des moments inhabituels de grande vulnérabilité. Et dans le contexte actuel, on devient tissés serré bien vite avec les familles. »

Je parlais la semaine dernière du drame de ceux qui, dans le chaos de la pandémie, meurent seuls, sans que leurs proches puissent leur dire adieu ou leur tenir la main une dernière fois. C’est la plus grande peur de bien des gens, observe Marie-Joëlle. Pas tant le fait de mourir que le fait de mourir seul ou de ne pouvoir accompagner un proche en fin de vie. 

Comme dans le cas d’une mort accidentelle, ça crée un traumatisme. Tous les deuils dans ce contexte-là, que ce soit à l’hôpital ou en CHSLD ou même, à un autre niveau, dans une maison de soins palliatifs comme la nôtre, vont vraiment être plus durs à faire.

Marie-Joëlle Boucher, infirmière en soins palliatifs

Avec les mesures sanitaires qui limitent l’accès au chevet du mourant, s’ajoute la peur de devoir choisir qui, de son mari, sa femme, ses enfants ou ses amis, pourra être à son côté lors de son dernier souffle. « L’anxiété, la détresse… Tout est décuplé autant pour les patients que pour les familles. Tout ça est lourd pour eux. »

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire pour atténuer ces peurs et adoucir ce passage vers la mort.

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Micheline Beauchamp était en paix avec l’idée de mourir. On lui avait annoncé fin février que l’heure était venue de mettre fin à ses traitements en oncologie au CHUM. « Il n’y avait pas de tabous avec ma mère. La mort, on en avait parlé. Elle nous avait dit : “Moi, je ne veux pas d’acharnement !” On avait préparé ses funérailles avec elle », raconte sa fille Christine Champagne.

PHOTO FOURNIE PAR ISABELLE VÉRONNEAU, LA SOURCE BLEUE

Une rencontre nocturne entre Micheline Beauchamp et ses trois enfants, Gilles (de dos), Christine (à gauche) et Danielle

C’est le fils à la retraite de Mme Beauchamp, Gilles, qui a été désigné l’heureux élu. Celui qui resterait à son chevet, tandis que ses deux filles, Christine et Danielle, continueraient à venir la voir à la fenêtre. C’était mieux comme ça, confie Christine. Parce que Gilles n’était pas contraint par un horaire de travail. « Mais aussi parce que si on désignait une des deux filles, on allait penser que maman avait une préférée. »

Dans les jours qui ont précédé sa mort, Mme Beauchamp a pu assister à des FaceTime en famille, des échanges de photos sur le groupe Facebook privé que la famille a créé pour elle. Ses filles sont venues tous les jours la saluer et l’embrasser à la fenêtre. On a allumé sous sa fenêtre sept lampions, pour représenter ses trois enfants et ses quatre petits-enfants. On a collé dans sa chambre des dessins de ses arrière-petits-enfants. On a glissé des photos dans son corsage pour qu’elle ait tous ceux qu’elle aime auprès d’elle au moment de partir.

Tout ça avec la complicité des soignants, émus, souligne Marie-Joëlle. 

C’était tellement beau de voir cette famille, comme elle s’est adaptée du mieux qu’elle le pouvait dans le temps de le dire. Tout cet amour que ses enfants portaient à leur mère. Toute cette résilience…

Marie-Joëlle Boucher, infirmière en soins palliatifs

La pandémie rend la mission des soignants des patients en fin de vie encore plus importante, a réalisé Marie-Joëlle. Au rôle de représentants de la santé publique, chargés de faire respecter les consignes sanitaires même quand c’est crève-cœur, s’ajoutent deux autres chapeaux. « Comme les proches ne peuvent pas être dans la chambre avec nous mais de l’autre bord de la fenêtre, c’est nous qui faisons les messages. C’est nous qui prenons les photos. C’est nous qui expliquons tout ce qui se passe à la minute près au téléphone pour les rassurer. On devient des passeurs d’amour entre le patient et ses proches et de grands gardiens de la dignité. »

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Quatre jours avant sa mort, Mme Beauchamp, voyant tout le mal que se donnaient ses proches pour être auprès d’elle, a lancé à sa fille Christine : « J’aurais dû rester au CHUM ! Ça aurait été moins compliqué !

– Mais non, maman ! Parce qu’au 18e étage du CHUM, venir à ta fenêtre, ça aurait été bien plus compliqué ! »

PHOTO FOURNIE PAR GILLES CHAMPAGNE

Micheline Beauchamp et sa fille Christine, échangeant un baiser à travers la fenêtre dans les derniers jours de sa vie

Bien sûr que Christine aurait aimé être dans la chambre elle aussi. « Notre mère nous a donné la vie. Là, elle perd la vie et on ne peut pas être là. Ça n’a pas d’allure… Mais tous ces rituels qu’on s’est créés ont fait en sorte que je n’ai pas de colère en moi. Oui, c’était triste. Mais maman savait qu’on était quand même là. Et nous, on savait qu’il nous fallait être des citoyens responsables qui avaient à protéger les soignants. »

Pas question de laisser entrer la COVID-19 dans la maison de soins palliatifs. Mais pas question non plus d’empêcher l’amour de s’y faufiler.

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Mme Beauchamp est morte le 30 mars à 6 h 08, main dans la main avec son fils. « Ses filles n’ont pas pu l’embrasser une dernière fois. Leur frère l’a fait pour elles, plusieurs fois », raconte Marie-Joëlle.

Avant de partir avec sa peine, Christine a collé un arc-en-ciel sur la porte d’entrée de la Source Bleue.

Marie-Joëlle a fondu en larmes en le voyant.

Le cœur chaviré, la fille endeuillée avait écrit : « Merci pour tout ». Avec trois petits cœurs et trois petits becs. En hommage aux passeurs d’amour.

Campagne de financement

En raison de la pandémie de COVID-19, la marche annuelle de financement Source Bleue, qui devait avoir lieu le 3 mai prochain, a été annulée. Comme cette campagne de financement visant à amasser 300 000 $ est primordiale pour assurer le maintien des services de la maison de soins palliatifs, elle a été remplacée par une marche à distance, à la mémoire de ceux qui ont été accueillis à la Source Bleue.

Consultez le site de la Source bleue

Consultez le blogue de Marie-Joëlle Boucher