(QUÉBEC) Québec s’est préparé au pire des scénarios dans les hôpitaux. Il a mis au point un « protocole national de triage aux soins intensifs », que La Presse a obtenu, afin de choisir les patients qui auraient droit aux respirateurs en cas de débordement comme en Italie. Un scénario qui ne risque finalement pas d’arriver ici.

« Je pense que je n’aurai jamais été aussi heureuse dans toute ma vie d’avoir travaillé pour rien ! », lance Marie-Ève Bouthillier, chercheuse en éthique clinique et présidente du comité d’experts chargé de concevoir le protocole.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a remis le document aux établissements un peu plus tôt ce mois-ci. « C’est responsable de se préparer, et prévoir tous les scénarios catastrophiques fait en sorte qu’on arrive de façon beaucoup plus organisée et moins chaotique dans une crise », soutient Mme Bouthillier.

Le protocole de triage a pour but, « en situation extrême de pandémie », de « maximiser les bénéfices », c’est-à-dire d’attribuer « les ressources en priorité à ceux qui en tirent le plus grand bénéfice supplémentaire », peut-on lire dans le document d’une trentaine de pages. Il vise à éviter que les médecins soient laissés à eux-mêmes face à des « choix déchirants » et à « protéger la population des décisions arbitraires », explique Marie-Ève Bouthillier. 

Par exemple, « la priorisation des ressources limitées en matière de soins de santé ne doit pas être accordée à une personne sur la base de privilèges socio-économiques ou de rang politique », souligne le protocole.

Toujours selon ce document, « le déclenchement du triage aux soins intensifs en contexte de pandémie est annoncé par le MSSS en fonction du plan de contingence, des niveaux d’alerte et de la situation locale ». Il survient lorsque le nombre de lits et de respirateurs dans une région est insuffisant pour répondre à la demande. 

Il faut s’assurer d’avoir épuisé toute possibilité de transfert et toute possibilité d’agrandir la capacité avant de lancer un tel protocole. C’est le dernier recours, il faut que le système soit saturé.

Marie-Ève Bouthillier, présidente du comité d’experts

Dans une telle situation, « la prise de décision au quotidien est difficile, car contre nature pour les soignants qui ne pourront plus soigner les plus malades, mais [devront] sauver le plus grand nombre », peut-on lire dans le document. « Cela peut même causer une souffrance morale chez les soignants en raison des choix déchirants auxquels ils seront confrontés quotidiennement en période de crise sociale. »

Décisions « détachées »

Lorsque le protocole est lancé, c’est « une équipe de triage qui prend les décisions », et pas les médecins soignants. Cette équipe est présidée par un médecin intensiviste ou un urgentologue et est également composée d’un médecin de l’établissement et d’un « non-médecin ayant une expérience clinique ou de direction appropriée ». Cette équipe « n’est pas en contact avec les patients ; [elle] est détachée des personnes visées et a comme responsabilité de faire des choix rationnels », souligne le document.

La première étape du triage « exclut tout patient dont le taux de mortalité estimé est supérieur à 80 % ». « On va favoriser ceux qui vont avoir le plus de chances de s’en sortir », résume Marie-Ève Bouthillier.

Si, malgré ce premier tri, les ressources disponibles sont toujours insuffisantes et qu’il n’y a toujours pas assez de respirateurs pour tous, on passe à la deuxième étape : on exclut tous ceux dont le risque de mortalité est de 50 % et plus. Enfin, une troisième étape prévoit que l’on exclue tous ceux dont le risque de mortalité est estimé à plus de 30 %. À cette étape, par exemple, « les patients ayant subi un arrêt cardiaque ne sont plus éligibles pour des soins critiques », indique le document.

Les étapes de triage varient en fonction de la pression sur le système : plus la demande est forte, plus les critères doivent se resserrer.

Marie-Ève Bouthillier

Dans tout ce processus, deux médecins sont chargés de faire une évaluation pour déterminer le « taux de mortalité » d’un patient. « On voulait que ce ne soit pas juste un médecin qui décide de l’admissibilité ou de l’exclusion d’un patient. On voulait que ce soit validé par un deuxième médecin pour être bien sûr que l’évaluation est objective », indique Mme Bouthillier. Les médecins utilisent des « échelles cliniques pour prédire les risques de mortalité » en fonction des organes qui sont attaqués par la maladie.

Qu’arrive-t-il si, peu importe l’étape, l’on doit choisir entre deux patients présentant les mêmes conditions cliniques et ayant les mêmes chances de s’en sortir ? Trois critères ont été définis. D’abord, « le cycle de vie » : « ce critère permet de favoriser le traitement de personnes présentant un plus grand nombre d’étapes de vie devant elles », indique le protocole. « Entre une personne qui a 60 ans et une autre qui a 20 ans, par équité, on donnera la chance à la personne de 20 ans. Pas à cause de son âge, mais pour lui donner la chance de vivre une vie comme l’autre a eu la chance d’en vivre une. Mais [ce critère] ne permet pas de trancher entre une personne de 43 ans et une autre de 47 ans », affirme Marie-Ève Bouthillier. 

On doit donc passer au deuxième critère de priorisation : « favoriser le traitement de membres du personnel de santé et services sociaux qui peuvent être plus susceptibles d’être exposés aux risques de contagion ». 

Et ultimement, si on n’arrive toujours pas à trancher, il reste une issue : le hasard. « C’est une forme de justice, ça donne une chance égale à tous. Il existe des applications qui permettent de randomiser », souligne la présidente du comité d’experts.

Soutien psychologique

Le protocole prévoit même le cas où les hôpitaux sont tellement débordés qu’il faut utiliser les centres de soins intensifs pédiatriques, destinés aux enfants. « C’est presque de la science-fiction en ce moment, c’est-à-dire que ce n’est pas quelque chose qui va survenir. Mais on a cru bon de faire la réflexion jusqu’au bout », fait valoir Mme Bouthillier.

Selon le protocole, « les familles et les proches des patients admis aux soins intensifs ou non pourraient ne pas avoir de contact avec ceux-ci. Concrètement, cela signifie que des décès adviendront sans la présence des proches ».

« Si un patient n’est pas priorisé aux soins intensifs ou a un congé prématuré des soins intensifs, ajoute-t-on, il est proposé de mettre en place [des] mesures pour alléger la souffrance et le fardeau de ses proches. » Un soutien psychologique serait offert ; l’annonce au patient et à sa famille d’un « choix de triage défavorable devrait être faite par un intervenant avec les compétences psychologiques adéquates », par exemple.

Parmi les autres mesures, on compte également l’aménagement d’un « espace palliatif » pour permettre au patient de « mourir dans la dignité » dans une « atmosphère paisible (par exemple une pièce isolée sans éclairage ou bruit agressant) propice à l’accompagnement d’un proche ou à un dernier contact intime à distance ».

Une quarantaine d’experts, des médecins et des avocats par exemple, ont participé à l’élaboration du protocole de triage. Un panel de patients a également été consulté.