Une lectrice, Chantal Gagnon, m’a fait parvenir une lettre que sa famille conserve depuis près d’un siècle. Dans ces deux pages jaunies par les années, une certaine Marguerite Duclos apprend à son amie Justine Cyr que celle-ci vient de perdre sa fille et son gendre. Le couple a été emporté le même jour par la « grippe espagnole ».

Maggy et Alexandre Vigneault étaient respectivement âgés de 25 et 27 ans et vivaient à Lac-au-Saumon, en Gaspésie. Ils étaient les parents de cinq enfants. Ils font aujourd’hui partie des 14 000 Québécois morts durant cette pandémie d’influenza.

Justine est l’arrière-arrière-grand-mère de Chantal Gagnon. Lorsqu’elle a reçu cette lettre maudite, elle vivait aux îles de la Madeleine. C’est renversant de voir qu’elle a appris la nouvelle un mois après la mort de sa fille et de son gendre, survenue le 2 octobre.

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Marguerite Duclos et son mari. Entre eux, debout, la petite Marie-Anna.

Québec, 3 novembre 1918

Chère Justine,

C’est avec beaucoup de chagrin que je vous écris cette lettre pour vous apprendre la mort de votre gendre et de votre fille Maggy. J’en ai d’autant plus de chagrin que je vous aime sincèrement et que votre peine doit être bien grande. Mais d’un autre côté, il faut se résigner en pensant que Dieu leur a accordé à tous deux une bonne mort. En effet, ils ont reçu tous les derniers sacrements.

C’est moi qui les ai secourus dans leur maladie. Cela ne faisait que 5 jours que j’étais à Québec après avoir passé 3 semaines avec eux. J’ai eu un peu la grippe avant d’aller les soigner. J’ai fait le sacrifice sans rien regarder. Je me suis rendue immédiatement à leur demande mais la distance qui est près de 300 milles m’a retardée d’une journée et en arrivant, j’ai vu qu’ils étaient finis tous deux.

C’est Maggy qui est morte la dernière. Elle m’a donné les deux plus vieilles ; c’est-à-dire Anita et Marie-Anna. Le petit Charles-Eugène et Rose-Emma, elle les a donnés chez Charly mais elle aurait bien voulu que j’aurais pu les emmener tous les quatre.

  • Une lectrice, Chantal Gagnon, a fait parvenir à notre chroniqueur une lettre que sa famille conserve depuis près d’un siècle.

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    Une lectrice, Chantal Gagnon, a fait parvenir à notre chroniqueur une lettre que sa famille conserve depuis près d’un siècle.

  • Dans ces deux pages jaunies par les années, une certaine Marguerite Duclos apprend à son amie Justine Cyr que celle-ci vient de perdre sa fille et son gendre, explique Mario Girard.

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    Dans ces deux pages jaunies par les années, une certaine Marguerite Duclos apprend à son amie Justine Cyr que celle-ci vient de perdre sa fille et son gendre, explique Mario Girard.

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Quant au petit Charles-Eugène-Baptiste, Alec Turbide va aller le chercher. C’est lui et sa femme qui sont les parrain et marraine. De plus, ils n’ont pas de famille et Mr Turbide est employé au Parlement avec un salaire de 1600 $ par année. Vous pouvez croire qu’il sera bien.

J’ai fait faire un inventaire de ce qu’il y avait et fait nommé un tuteur mais il faut que vous me signiez l’autorisation inclue afin que je puisse agir à votre place et que je sache et prenne l’intérêt des orphelins.

Il reste une douzaine de cent piastres après tous frais payés. Mais comme vous voyez je ne voudrais pas que cet argent soit dépensé par d’autres que les enfants. C’est pourquoi dans l’intérêt de ces derniers je veux m’en occuper.

J’ai dit à Charles Vigneault de vous envoyer le linge de la défunte et que lui gardera celui du défunt. Il m’a promis qu’il le ferait. Quant aux deux que nous avons, vous n’avez pas besoin de vous mettre inquiète. Ils ont déjà trouvé un 2e père et mère car Claude les aime autant qu’il aimait leur défunte mère.

Reçois les amitiés et les sympathies de mon mari et moi.

Ton amie Mme Duclos

Ce récit est à la fois bouleversant et déconcertant pour les contemporains que nous sommes. Le fameux détachement face à la mort qu’on nous a si souvent décrit au sujet de nos ancêtres est fort bien illustré. 

En une phrase, Marguerite Duclos apprend à son amie Justine qu’elle vient de perdre sa fille et son gendre (elle commence d’ailleurs étrangement par le gendre).

La dimension religieuse occupe évidemment beaucoup de place. Dieu « a accordé » aux deux victimes « une belle mort » parce qu’ils ont reçu les derniers sacrements. Ces mots sont les seuls qui tendent à réconforter la pauvre Justine.

Et puis, il y a cette stupéfiante rationalité. Marguerite Duclos a très rapidement pris les choses en main et a « donné » trois enfants de Maggy et Alexandre à des parents adoptifs, en plus d’en accueillir deux. Elle prend soin de préciser que le petit Charles-Eugène-Baptiste « sera bien », car son nouveau père gagne un bon salaire comme fonctionnaire à Québec.

Et puis, elle dit à Justine qu’on va lui faire parvenir « le linge » de sa fille. Vous imaginez la scène quand cette mère a reçu le sinistre paquet… De celle qu’elle avait enfantée, il ne lui restait tout à coup que des bouts de tissu.

La petite Marie-Anna dont il est question dans la lettre est la grand-mère de Chantal Gagnon. Elle a été accueillie par Marguerite Duclos, qui a adopté au total 16 enfants devenus orphelins en raison de la grippe espagnole. Aussi bien dire une véritable héroïne.

Parmi ces 16 enfants, il y avait Alma, qui a épousé un dénommé Eugène Guillemette. Celui-ci est devenu abruptement veuf après le second accouchement d’Alma. Il est donc allé chez les Duclos et a choisi la jeune Marie-Anna comme nouvelle épouse. Cette dernière a mis au monde six enfants, en plus de prendre soin des deux premiers enfants d’Eugène.

« Ce ne fut malheureusement pas une grande histoire d’amour, m’a dit Chantal Gagnon. Il s’agissait plutôt d’un mariage d’arrangement. »

Depuis que nous vivons cette période difficile, nous tentons de puiser du courage dans diverses sources. Nous nous tournons beaucoup vers les aînés, vers ceux qui ont vécu toutes sortes d’expériences. On veut les entendre nous dire qu’ils ont connu pire et que nous allons nous en sortir.

On cherche la parole des sages, ceux à qui les décennies permettent de dire des choses sensées, apaisantes. On se tourne vers notre histoire, car celle-ci est faite d’épreuves, de temps durs, de combats et de défrichage, mais aussi de résilience et de courage.

J’ai lu plusieurs fois la lettre que Marguerite Duclos a rédigée avec sa fine écriture. J’ai pensé aux victimes de la COVID-19 dont on apprend la mort tous les jours dans les médias et sur les réseaux sociaux. Cent ans séparent ces deux pandémies. C’est à la fois une éternité et une fraction de seconde.

On se rend compte que les nouvelles technologies, qu’on accuse souvent de nous éloigner les uns des autres, savent aussi jouer le rôle contraire quand arrive une crise comme celle que l’on connaît. Elles deviennent des outils de protection et de prodigieuse solidarité.

J’ai lu la lettre envoyée le 3 novembre 1918 à une certaine Justine Cyr des îles de la Madeleine avec les yeux pleins d’eau. Je l’ai lue en me disant que les hommages publiés sur Facebook, Twitter et ailleurs ces jours-ci feront tout autant pleurer dans 100 ans.