Au coin d’Ontario et Saint-Christophe, il y a un minuscule café. C’est l’un des très rares encore ouverts à Montréal. Le Café au p’tit Gourmet peut servir les clients, car il a une fenêtre-comptoir qui donne directement sur la rue.

Quand je suis passé, Tony Scarfone, le propriétaire, était assis. Il a bondi sur ses deux pattes pour me préparer un cappuccino. Tony a des clients réguliers. Ils viennent encore le voir, même s’ils sont moins nombreux.

« C’est clair qu’on va sortir complètement transformés de cela », m’a-t-il dit.

Pourquoi vous dites ça, Tony ?

« Je le vois, je le sens chez les gens. C’est impossible qu’on reprenne la vie telle qu’on la vivait avant cela. »

Pendant que Tony faisait mousser le lait, je me disais qu’il devait sans doute garder son café ouvert pour ses clients, pour assurer une certaine vie dans ce quartier du Centre-Sud.

J’ai compris en le quittant qu’il ouvrait son café tous les matins pour lui. Pour se rappeler qu’il était en vie.

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Tony Scarfone exploite un petit comptoir café au coin des rues Ontario et Saint-Christophe.

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Le parc Émilie-Gamelin rassemble sans doute une population parmi les plus poquées de Montréal. Il était indispensable d’y implanter un centre de jour extérieur. Et c’est ce qu’a fait la mairesse Valérie Plante en identifiant ce lieu, avec le square Cabot, le parc Jeanne-Mance, la place du Canada et l’aréna Francis-Bouillon, pour aider les démunis.

Beaucoup de gens croient que ces endroits sont animés uniquement par des organismes communautaires, des travailleurs en réinsertion et des bénévoles. Il faut savoir que plusieurs employés de la Ville de Montréal y ont aussi été affectés à diverses tâches.

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Plusieurs employés de la Ville de Montréal ont été affectés à diverses tâches au centre de jour extérieur situé au parc Émilie-Gamelin.

C’est le cas de trois employés du Service des sports, des loisirs et du développement social de l’arrondissement de Ville-Marie que j’ai rencontrés jeudi. En temps normal, Isabelle Legault est agente de développement. « Mon job est d’organiser des fêtes dans les parcs. Je ne suis pas loin de cela en ce moment », dit-elle tout en préparant la distribution des repas du midi à des gens qui commençaient à affluer.

Isabelle travaille avec Bruno Collin, normalement chef d’équipe en urbanisme, et Normand Watier, responsable des jardins communautaires de Ville-Marie. « On nous a appelés et on nous a demandé d’être sur place le lendemain. Nous n’étions pas obligés d’accepter, mais on a tous dit oui. »

Tout ce beau monde travaille sous la coordination de Richard Chrétien, directeur général de l’organisme Sac à Dos. « On m’a téléphoné vendredi soir dernier alors que je rentrais chez moi pour me dire que je devais être prêt pour le lundi matin suivant. »

Tous les jours, ce centre extérieur sert environ 200 repas à des sans-abri, des gens aux prises avec de graves problèmes de consommation de drogue (ce quartier est la triste enclave du crack) et… une autre clientèle.

« On voit des gens qui viennent tout juste de perdre leur emploi se mettre dans la file. C’est très difficile pour eux. »

Lors de mon passage jeudi, c’était moins achalandé. « Plusieurs ont reçu leur chèque d’aide sociale, m’a dit Richard Chrétien. Pour les consommateurs de drogue, ça va durer quelques jours. Parfois, ils ont des dettes à rembourser. Six cent soixante-huit dollars, ça va vite. Ils vont donc revenir nous voir bientôt. »

Isabelle, Bruno et Normand ne font pas leur travail habituel à la Ville de Montréal. Mais ils jouent en ce moment un rôle capital qui semble les rendre heureux. « Les gens nous disent merci », m’a dit Isabelle.

Ça vous étonne vraiment, Isabelle ?

« Oui, car c’est un vrai merci. »

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À la clinique de dépistage de la place des Festivals, je n’ai rencontré que des gens inquiets. Masque collé au visage, réquisition entre les mains, ils se dirigeaient vers les tentes où les attendaient les infirmières responsables d’effectuer des tests.

J’ai discuté avec quelques-uns. David, 22 ans, travaille dans une épicerie. Il a quelques symptômes. Il était perdu parmi les nombreuses tentes. « Je ne sais pas où aller. J’espère tellement ne pas l’avoir. »

Charles, 32 ans, est rentré d’un voyage en France il y a deux semaines. Il voudrait éventuellement faire du bénévolat. « Je suis chanceux. On me dit que je n’ai pas à subir de test. »

Carlos, 51 ans, était venu avec sa mère de 81 ans. Celle-ci n’était pas de bonne humeur. « J’ai froid. On m’a fait marcher. Je pensais subir le test dans ma voiture. C’est broche à foin. »

Entre son arrivée et sa sortie de la clinique, cinq minutes à peine s’étaient écoulées. Si ça, c’est broche à foin…

De la butte Balmoral, j’ai regardé ce village improvisé. Et j’ai eu une image. Ces tentes vont sans doute remplacer celles des Francos et du Festival de jazz cet été.

Quelle vision d’horreur !

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J’ai croisé Gérald Dupont rue Plessis. Il marchait avec sa canne. Son masque laissait voir un bout de sa barbe bleue.

« Quessé que tu veux me demander, toi, là, avec ton calepin ? Ben oui, on m’appelle Barbe-Bleue. Ça fait deux ans que j’ai la barbe bleue. Je suis à la retraite et je suis artiste peintre. Je fais du bénévolat. Je vais chercher de la bouffe que j’apporte au Spectre de la rue et à la Maison des femmes. Bon, ton collègue veut me prendre en photo asteure. Est-ce que j’enlève mon masque ou pas ? Quessé qu’on disait ? Ah oui ! Je suis hypocondriaque. Je veux donc être rassuré. Des policiers m’ont envoyé à l’hôpital Notre-Dame, mais c’est pas pantoute ici que je dois venir, c’est à la place des Festivals. »

J’aurais écouté Gérald pendant des heures. Tout chez lui respire la bonté et la drôlerie.

« Tu penses que j’ai une grande gueule ? C’est rien, tu devrais voir ma sœur ! Est-ce que je t’ai dit pourquoi j’ai une barbe bleue ? Parce que la vie n’est pas toujours rose. Salut, les gars ! Faites attention à vous autres ! »