Des « pigeons voyageurs ». C’est ainsi que le bon docteur Horacio Arruda a décrit les reporters qui couvrent sa conférence de presse quotidienne, la semaine dernière.

Le terme a provoqué un malaise au sein de la communauté journalistique.

La remarque du directeur national de santé publique était pourtant bienveillante. Il a d’ailleurs utilisé un adjectif flatteur pour qualifier le parterre de pigeons rassemblés devant lui : « merveilleux ».

Ouch. Double malaise.

En prime, le Dr Arruda a utilisé le déterminant « mes ».

La phrase complète donnait ceci : « Moi, je fais de la médecine populationnelle ; rejoindre la population, c’est à travers mes merveilleux pigeons voyageurs que vous êtes. »

Ses pigeons à lui. Les siens.

Triple malaise.

Pour François Legault, les médias font un « travail essentiel » depuis le début de la pandémie. Il a parfaitement raison. Il n’en reste pas moins contre nature, pour les journalistes, de se faire les porte-voix du gouvernement.

Notre boulot, c’est de douter. De fouiner. De poser des questions. Et d’en poser d’autres, plus difficiles encore, si nous ne sommes pas satisfaits des réponses.

Comme l’a fait remarquer le plus célèbre des reporters français, Albert Londres, « notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie ».

D’où le malaise suscité par les propos du Dr Arruda. Les journalistes ne se considèrent comme les pigeons de personne ; plutôt les chiens de garde de la démocratie. Du genre pitbull, prêts à tout pour déjouer la cassette, une question-qui-tue serrée entre les dents.

Mais en ces temps de crise, sommes-nous condamnés à nous transformer en « saint-bernard bienveillants après l’avalanche », comme l’a joliment écrit un collègue du Devoir ?

C’est déjà mieux qu’un pigeon, me direz-vous. Mais pour rester dans la métaphore animalière, on demande surtout aux journalistes, en ce moment, d’être les perroquets des autorités et de répéter, inlassablement, le même message.

PHOTO PATRICE LAROCHE, LE SOLEIL

Le Dr Horacio Arruda, le premier ministre, François Legault, et la ministre de la Santé, Danielle McCann, lundi, lors de leur point de presse quotidien à Québec

Ça aussi, c’est contre nature. En général, les reporters détestent se répéter. Ils sont conditionnés à publier des primeurs, des nouvelles fraîches.

Tout d’un coup, on nous demande de nous déprogrammer.

Combien de fois devrons-nous écrire à nos lecteurs de bien se laver les mains ?

Combien de fois devrons-nous écrire qu’il faut aplatir la courbe, taper dessus avec toute la vigueur du Dr Arruda, quitte à freiner l’économie entière de la province ?

Surtout : pouvons-nous encore nous permettre la critique ?

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Jusqu’ici, ça n’avait jamais tué personne d’écrire des conneries dans un journal (ou de les ânonner en ondes).

Voilà que c’est devenu — littéralement — une question de vie ou de mort. Les répercussions de nos écrits peuvent être dévastatrices. En tant que journalistes, nous avons la responsabilité, immense, de ne pas contribuer à la propagation du coronavirus.

Ça ne veut pas dire que nous devons cesser de douter, de fouiner, de poser des questions.

Ces derniers jours, j’ai écrit sur les victimes collatérales de la crise : les interventions chirurgicales reportées par milliers dans les hôpitaux ; l’ostracisme qu’on fait subir aux personnes âgées ; le climat de délation qui s’instaure peu à peu au Québec.

Des lecteurs m’ont reproché d’être « trop négative » et de « chercher des poux ».

Je ne suis pas d’accord. Malgré la crise, ou à cause d’elle, toutes ces situations, qui engendrent de réelles souffrances, méritent d’être dévoilées au grand jour.

Et c’est encore notre boulot de le faire.

Cela dit, nous avons plus que jamais l’obligation de faire comprendre à la population l’importance cruciale du message véhiculé par les autorités sanitaires.

Un message qui ne doit pas souffrir la moindre ambiguïté, estime la gériatre Catherine Brodeur, qui vient d’être rapatriée à l’hôpital Notre-Dame pour prêter main-forte à ses collègues lorsque déferlera une vague de patients infectés par le coronavirus.

D’ici là, la Dre Brodeur supplie les médias de ne pas minimiser la menace ; ce n’est pas le temps de baisser la garde. « De la part d’un médecin qui tient à sa vie et à celle de ses proches… mais aussi à celle de ses nombreux patients âgés », m’a-t-elle écrit.

L’infirmière Anne Gauthier Ste-Paule est aussi sur la ligne de front. Elle admet avoir peur, pour la première fois en 40 ans de carrière. « J’ai peur d’attraper une maladie en travaillant et d’en mourir… alors c’est vraiment important que les gens comprennent le message de nos dirigeants. »

Alors voilà. Le message est passé.

Au nom de tous ceux qui risquent leur vie pour nous, de grâce, respectons les consignes.

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Le plus important est dit.

Maintenant, il faut laisser les journalistes faire leur travail.

Ceux qui couvrent le District 13 h n’ont pas à s’incliner devant le triumvirat composé du premier ministre, de la ministre de la Santé et du directeur national de santé publique.

Ils ne sont pas des traîtres à la nation parce qu’ils talonnent le gouvernement sur sa réponse à la pandémie. Ils font juste leur boulot.

Certains téléspectateurs, rivés à leur écran, les accusent de manquer de respect envers le premier ministre. Ils voudraient les entendre demander au Dr Arruda sa recette de tartelette portugaise… mais surtout pas les projections sur lesquelles il se base pour fermer le Québec pendant un mois !

Au risque de les décevoir, ça n’arrivera pas.

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Le taux d’approbation de François Legault atteint des sommets auxquels nous ont plutôt habitués les dictateurs africains ou soviétiques — 88 %, selon un sondage CROP publié la semaine dernière. En pleine crise, il incarne la figure rassurante vers laquelle le peuple se tourne en masse.

C’est vrai, nous sommes en guerre. Ce n’est pas le temps de s’entredéchirer. Même les partis de l’opposition se sont rangés derrière le gouvernement. « On est ensemble et je les remercie pour leur collaboration », a souligné François Legault, dimanche.

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de questions à poser.

En date du lundi 30 mars, le Québec comptait 3430 cas confirmés et 25 morts. La courbe ne s’aplatit pas — en tout cas, pas encore.

L’a-t-on échappé quelque part ?

Pourquoi le Québec tient-il ses projections secrètes, alors que d’autres provinces les ont rendues publiques ?

Comment explique-t-on les retards dans les tests ?

Et l’engorgement de la ligne Info-Santé ?

Les hôpitaux manqueront-ils de masques, de respirateurs artificiels, de lits aux soins intensifs ?

Ce sont des questions légitimes. Cruciales, même. Alors que l’Assemblée nationale a suspendu ses travaux parlementaires, il n’y a qu’une dizaine de journalistes, rassemblés chaque jour dans une salle de presse de Québec, qui puissent les poser au premier ministre.

Un peu de respect pour eux.