J’ai reçu une lettre hier. Je devrais plutôt dire une bouteille, une « bouteille à la mère ». L’expression n’est pas de moi. Elle est de Francine Ruel. C’est elle qui m’a écrit pour me parler de son fils qui vit dans la rue.

Les Québécois ont découvert ce pan de la vie de la comédienne et auteure avec la publication d’Anna et l’enfant-vieillard, un roman qui a bouleversé des milliers de lecteurs. Ce livre raconte comment ce fils a coupé un à un les fils qui le retenaient à son monde. Et la douleur, la terrible douleur de sa mère.

Francine Ruel est rentrée de la République dominicaine le 17 mars. Dans l’avion, elle a poussé un soupir de soulagement. « Les cas se multipliaient, les mesures aussi », m’a-t-elle raconté au téléphone. Depuis son retour, elle est en confinement chez elle.

Mardi matin, elle a reçu un appel de son fils. Ses appels sont plus nombreux, plus réguliers depuis quelque temps. Mais chaque fois, c’est la même chose. Lorsqu’elle décroche, le cœur de Francine Ruel s’apaise. Lorsqu’elle raccroche, il chavire. Mal de mère.

« Il est avec des amis, m’a-t-elle dit. Ils ont du mal à trouver de l’argent. Il n’y a plus personne dans les rues. Pendant que je lui parlais, je l’ai entendu dire : Merci, monsieur !” Un homme venait de lui donner un sac de biscuits. Pour le reste, il se débrouille. Il va parfois dans un resto qui lui donne des paninis qui n’ont pas trouvé preneur. »

Le fils de Francine Ruel n’est pas infecté par la COVID-19. Il vient de subir un test. « Il ne dort pas dans les refuges, dit Francine Ruel. Il se trouve des endroits dehors avec ses chums. C’est affreux de dire ça, mais je pense que c’est mieux ainsi. J’ai fait du bénévolat dans des refuges. Ils sont collés les uns sur les autres. Ils sont très vulnérables en ce moment. »

Francine Ruel s'inquiète du sort réservé aux personnes en situation d’itinérance. Francois Legault a affirmé mercredi que les professionnels des services sociaux sont à identifier des lieux (hôtels, anciens hôpitaux) qui permettraient à ces gens de ne pas se retrouver « dans des salles communes à risque ». Espérons que cela se fera rapidement.

Très souvent, le fils de Francine Ruel se fait dire par des passants de « rentrer chez lui ». Ces gens ne savent pas qu’il est chez lui, dehors. Que la rue est sa maison. Et que son confinement n’est pas douillet, n’est pas chaud, n’est pas sécurisant comme le nôtre.

Francine Ruel a écrit ce texte pour son fils. Pour tous les autres itinérants. Et pour tous ceux qui oseront retirer ce message de la bouteille. Et le dérouler.

Et les sans-abri, alors ?

Il m’a appelée ce matin. Une fois de plus. Il m’appelle aux deux jours, ces temps-ci. Mon fils s’est procuré un téléphone, par ses propres moyens. Les autres cellulaires que je lui avais donnés n’ont pas fait long feu. Volés ? Perdus ? Vendus ? Celui qu’il a entre les mains semble plus précieux que les autres : il l’a acheté avec son argent.

Il s’inquiétait pour moi qui reviens de l’étranger : un mois de vacances bien mérité, plein de soleil et de repos qui allait me permettre de récupérer d’un automne très prenant et intense et me donner l’énergie nouvelle pour affronter un printemps fort occupé : six salons du livre, des conférences en bibliothèque et en salle, des rencontres.

Mais tout ça vient de tomber à l’eau. Je ne me plains pas, je suis loin d’être la seule dans la même situation. Je reste donc chez moi, confinée comme tous les Québécois qui ont voyagé. Pour un auteur, rester chez soi, seul et dans le silence, n’est pas une grosse punition. Ça fait partie de son quotidien, c’est sa manière de vivre.

Je ne sais pas si les appels renouvelés de mon fils me rassurent ou m’inquiètent davantage. Il est toujours dans la rue. J’ai presque envie de dire : heureusement, il ne dort pas dans les missions où ils sont plusieurs entassés dans les dortoirs à tousser en chœur.

Mais comment peuvent-ils faire autrement, tous ces sans-abri qui n’ont que ces maisons comme refuges ? Comment font ceux qui s’en occupent si bien, comment réussissent-ils à les rassurer ? À leur éviter le pire ? Alors que le pire, ils le connaissent déjà ?

Comment dire aux gens de la rue : restez chez vous ! Ils n’en ont pas, de chez-eux. Leur propre famille est déjà en confinement et ne peut les accueillir. Ils sont, encore plus, laissés à eux-mêmes. J’ai demandé à mon fils s’il réussissait à manger. Il m’a répondu que c’était beaucoup plus difficile, que ça dépendait des jours. « Il n’y a plus personne dans la rue ! Certains restaurants nous gardent leurs commandes de sandwichs invendus. »

Et la question terrible : « Où réussis-tu à dormir ? » Il a répondu qu’il a trouvé refuge dans un abri de guichet automatique. C’est chauffé ! Il m’a rassurée avec son humour habituel : « T’inquiète pas pour ma sécurité. Je suis filmé en permanence. » Mais je m’inquiète quand même.

Il m’a aussi avoué que les endroits où ses amis et lui peuvent se reposer sont de plus en plus rares. Dans le métro, si on les trouve sur un banc, la police leur donne un premier avertissement, puis à la deuxième incartade, c’est une contravention. Lorsqu’il est question d’une troisième, on les emmène au poste !

Le gouvernement en a plein les bras, je sais. Il fait un travail formidable. Mais ne peuvent-ils rien faire pour eux ? Et les gens qui ont le droit de sortir, ne pourraient-ils pas leur apporter à manger ? Et tous ceux qui se plaignent et trouvent terrible ce confinement, pensez à ceux qui ne peuvent même pas rentrer chez eux, parce qu’ils n’en ont pas, de domicile fixe ! Arrêtez de vous plaindre la bouche pleine ! Mon fils s’est inquiété : « Comment ils vont faire tous ces gens qui n’ont plus de travail pour payer le loyer et l’épicerie ? »

Et vous qui trouvez ce confinement insupportable, est-ce que vous vous souciez de ce qui arrive aux sans-abri ?

En terminant son appel ce matin, mon fils a demandé quand est-ce qu’un vaccin serait disponible pour sauver tout le monde. Je lui ai répondu qu’il fallait attendre. Un an, peut-être. Il m’a dit : « Un an ? C’est trop long ! Les chercheurs devraient nous prendre comme cobayes, on est aux premières loges pour attraper tous les microbes. Notre corps en a vu d’autres ! »

Et vous ? Qu’est-ce que vous proposez comme solution ? Est-ce que vous êtes prêts à offrir votre corps à la science pour faire avancer l’humanité ? Ou si vous paniquez à la seule idée que vous pourriez manquer de papier de toilette ?

Francine Ruel
24 mars 2020