Il y a eu la catastrophe des CHSLD. Le cafouillage des masques. La valse-hésitation du confinement. Mais il y a aussi eu quelques bons coups. Comme l’embauche massive de préposés aux bénéficiaires en un temps record. « Ma plus belle réalisation de la pandémie », confie François Legault en entrevue. Retour sur une opération impossible… qui a réussi.

Mission impossible

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Formation de nouveaux préposés aux bénéficiaires, le 15 juin dernier

Mai 2020. L’armée a été déployée dans les CHSLD du Québec ravagés par la pandémie. Depuis des semaines, les nouvelles sont atterrantes. Les résidants tombent les uns après les autres.

Ils meurent de la COVID-19, mais pas seulement. Parfois, ils meurent de soif dans une chambre vide donnant sur un corridor désert. Abandonnés comme des chiens.

Les préposés aux bénéficiaires ont quitté leur poste en masse. Beaucoup ont été contaminés. D’autres ont fui. Au pire de la crise, près de 13 000 soignants manquent à l’appel.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jonathan Valois, directeur de cabinet 
du ministre de la Santé

Des gestionnaires ont enfilé masques et gants pour prêter main-forte sur le terrain. Ils appellent Jonathan Valois, alors directeur de cabinet de la ministre de la Santé Danielle McCann. « Il n’y a plus personne. On est deux. Envoyez-nous du monde ! Ils sont tous partis ! »

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Dans la cellule de crise mise sur pied par le gouvernement, la tension monte. Et François Legault s’impatiente.

Il sait trop bien qu’il manque des milliers de préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD en déroute. Ce qu’il cherche à savoir, c’est combien il en manquait AVANT la crise. Combien de postes étaient vacants.

Ça fait des semaines qu’il pose la question. En vain. « Combien il nous manque de monde ? Est-ce 5000, est-ce 10 000, est-ce 15 000 ? Ce n’était pas clair. Je le redemandais jour après jour après jour », raconte le premier ministre.

PHOTO ÉMILIE NADEAU,
 FOURNIE PAR LE CABINET DU PREMIER MINISTRE

Réunion de la cellule de crise, le 22 mai dernier. Sur la photo : 
le Dr Horacio Arruda, directeur national de santé publique, Yvan Gendron, sous-ministre de la Santé et des Services sociaux, Jonathan Valois, directeur de cabinet de la ministre de la Santé et des Services sociaux, Pascal Mailhot, directeur de la planification stratégique au cabinet du premier ministre, Sébastien Lauzon, adjoint exécutif du premier ministre, Natalie Rosebush, sous-ministre adjointe aux Aînés et aux Proches aidants, Yves Ouellet, secrétaire général et greffier du Conseil exécutif, Claude Laflamme, directrice adjointe du cabinet du premier ministre, François Legault, premier ministre, et Martin Koskinen, directeur du cabinet du premier ministre.

La réponse n’arrive pas, coincée quelque part dans les dédales du réseau de la santé. François Legault n’en peut plus. Un matin, il se pointe « un peu choqué » à la réunion de la cellule de crise. « Bon, ben, on va en former 10 000. Et ils vont gagner 26 $ de l’heure. »

Autour de la table, on s’échange des regards interloqués. Le patron est en train de dire qu’il veut 10 000 recrues à l’œuvre dans les CHSLD… le 15 septembre. Dans moins de quatre mois ! « Attendez une minute, lui réplique-t-on. Ça prend du temps, former des gens…

— On va faire une formation courte. Ah oui, pis je veux annoncer ça la semaine prochaine… »

C’est irréaliste, se dit Jonathan Valois. « Complètement irréaliste ! » En temps normal, un projet de cette envergure prend deux ans à se réaliser. L’idée de François Legault implique de court-circuiter toutes les étapes habituelles. De vaincre la résistance des syndicats. Mais surtout, de « faire virer sur un 10 cents » deux machines pas tout à fait réputées pour leur flexibilité : la Santé et l’Éducation.

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Le taux de 26 $ l’heure passe mal. Christian Dubé, alors président du Conseil du trésor, souligne au premier ministre qu’on ne peut pas offrir une telle augmentation de salaire à un seul groupe d’employés sans ébranler tout le réseau.

Mais François Legault est intraitable. Il a en tête les histoires d’horreur, les préposés qui courent dans tous les sens, qui n’ont même pas le temps de parler avec les résidants. Il est convaincu qu’il n’y aura pas de trop de 10 000 employés en renfort. « Et si on en a de trop, ben tant mieux. Arrangez-vous, le Trésor, avec le 26 $ de l’heure ! »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Horacio Arruda, directeur national de santé publique

Il se doute que ce ne sera « pas simple d’imposer un salaire comme ça, un peu sur la gueule ». Mais il pense à la deuxième vague. Au DHoracio Arruda, qui lui répète sans cesse qu’elle sera peut-être pire que la première.

Le premier ministre nage dans l’incertitude, mais il est convaincu d’une chose : « Ce n’est pas vrai qu’on va revivre ça à l’automne. »

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À la Santé, des fonctionnaires rouspètent. Ils pensent encore pouvoir ramener le premier ministre à la raison, ou du moins modérer ses ardeurs. Mais Jonathan Valois a vite compris que François Legault ne reviendra pas sur sa décision. Le premier ministre n’a pas lancé une idée en l’air pour l’oublier dès le lendemain. Il ne lâchera pas le morceau.

Au bout d’une semaine, tout le monde réalise, comme Jonathan Valois, que « l’échec n’est pas une option ». Et tout le monde se met à ramer dans le même sens pour mener cette gigantesque barque à bon port.

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François Legault passe un coup de fil à son ministre de l’Éducation. « Il me demandait grosso modo de réaliser quelque chose qui n’avait jamais été fait », raconte Jean-François Roberge.

Au bout du fil, le ministre a l’étrange impression de jouer dans Mission impossible. « Votre mission, si vous l’acceptez, est de créer une formation dans des délais impossibles, de recruter un nombre déraisonnable de personnes, de les former dans un délai inédit et de sauver des vies. »

Jean-François Roberge accepte la mission. Après avoir raccroché avec François Legault, il appelle son sous-ministre et sa cheffe de cabinet en urgence. Puis, il organise une conférence téléphonique avec le directeur de la formation professionnelle du Ministère.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation

En général, élaborer un programme d’études professionnelles requiert 18 mois de travaux. « On va faire vite, assure le directeur au ministre. On va le faire en six mois.

— Non, on va le faire en un mois ! »

Jean-François Roberge lui rappelle que c’est — littéralement — une question de vie ou de mort. Des résidants meurent dans les CHLSD parce qu’ils manquent de soins. Il faut des renforts. Maintenant.

Le message ne peut être plus clair. Le programme est élaboré… en trois semaines. C’est une version (très) raccourcie du diplôme d’études professionnelles normalement requis pour devenir préposé aux bénéficiaires.

Encore faut-il convaincre des enseignants d’annuler leurs vacances d’été pour donner la formation.

François Legault suit le dossier avec une assiduité quasi obsessionnelle. Pendant deux semaines, il écrit un courriel à son ministre tous les jours. « T’es rendu à combien de profs ? T’as trouvé combien de profs qui sont prêts à enseigner du 15 juin au 15 septembre ? »

Jean-François Roberge finit par en trouver 600, prêts à enseigner dans 56 centres de formation professionnelle à travers le Québec.

La question, maintenant, est de savoir si tous ces profs auront… des élèves.

« Engagez-vous ! »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le 28 mai dernier, le premier ministre François Legault a annoncé la création de 10 000 postes de préposés aux bénéficiaires, rémunérés 49 000 $ par an.

Dans la cellule de crise, Jonathan Valois, directeur de cabinet de la ministre de la Santé, ne cache pas son scepticisme. « Y a-t-il 10 000 personnes au Québec qui vont vouloir devenir préposés aux bénéficiaires ? Ça fait des années que les postes sont vacants ! »

François Legault n’est pas trop inquiet. L’initiative « Je contribue », lancée un mois plus tôt, lui a prouvé que des milliers de Québécois étaient prêts à embarquer.

Le 28 mai, le premier ministre profite du point de presse de 13 h pour lancer la campagne de recrutement. Il annonce la création de 10 000 postes de préposés aux bénéficiaires, rémunérés 49 000 $ par an. « Si vous voulez faire une différence dans la vie des gens, ben, engagez-vous ! »

Son appel est entendu. Au ministère de la Santé, les candidatures entrent à une vitesse folle. « Je me retrouve avec 90 000 CV à gérer, dit Jonathan Valois. On a quelques jours seulement pour passer au travers ! »

En même temps, il reçoit des appels paniqués de propriétaires de résidences et de CHSLD privés, qui n’ont pas les moyens de rivaliser avec les salaires annoncés par François Legault. « Tout notre monde va quitter ! Ils vont aller étudier pour avoir des jobs à 49 000 $. Vous allez nous vider ! »

Dans l’urgence, les établissements privés étaient restés dans l’angle mort du gouvernement. Le programme risque de déplacer le problème, pas de le régler.

François Legault propose alors une sorte de contrat moral aux préposés en résidences privées. Il leur promet que leur tour viendra. Ils seront formés dans de futures cohortes. Ça marche : moins de 5 % d’entre eux quittent leur emploi.

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Faire le tri à toute vapeur des 90 000 candidatures n’est pas une mince tâche. « On a eu quelques sueurs froides », admet Vincent Lehouillier, sous-ministre associé responsable des ressources humaines et de la rémunération au ministère de la Santé.

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François Legault, premier ministre du Québec

François Legault se tourne vers Yves Ouellet, secrétaire général et greffier du Conseil exécutif, patron de tous les sous-ministres. « Vous devez bien avoir du monde en ressources humaines, parmi les différents ministères, qui sont capables de faire des entrevues… »

Un mécanisme express est mis en place. Commence alors un marathon d’entrevues. Vincent Lehouillier et son équipe passent « des fins de semaine, des soirs et des nuits là-dessus pour que ça arrive ».

Les gestionnaires font preuve d’une franchise brutale auprès des candidats. D’accord, les anges gardiens. Oui, ce métier est valorisant. Mais il n’est pas pour tout le monde. C’est dur. Il faut faire preuve de douceur, mais avoir assez de force physique pour déplacer des résidants.

Il faut être prêt à travailler le soir, la nuit et les fins de semaine. À changer des culottes d’incontinence. À nourrir des gens patiemment, à la cuillère. À voir péricliter, puis mourir des hommes et des femmes à qui l’on s’était attaché.

À la fin du marathon, 11 577 candidats sont envoyés sur les bancs d’école. Moins de trois mois plus tard, le 8 septembre, une armée de 7073 préposés aux bénéficiaires fraîchement diplômés sont prêts à intégrer le réseau de la santé.

Là encore, c’est loin d’être gagné.

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Les syndicats grincent des dents. Ça se comprend. Au mépris des règles élémentaires des négos, le gouvernement a consenti d’importantes hausses de salaire à un seul groupe d’employés. Pire, à de petits nouveaux formés à une vitesse éclair.

Les représentants syndicaux appellent François Legault pour protester : « Ce n’est pas juste, ce n’est pas équitable, vous ne pouvez pas faire ça ! »

Les nouveaux préposés croyaient être reçus en sauveurs. Dans quelques CHSLD, l’accueil est plutôt glacial. On cache les poubelles pour les faire courir. On les traite de « petits Legault ».

Jonathan Valois s’emploie à rassurer les travailleurs : il y aura équité. « Il y a des nouveaux, c’est bien, c’est du renfort, mais il faut avoir du respect pour ceux qui ont traversé la première vague. »

Il promet que tous les préposés aux bénéficiaires, anciens comme nouveaux, gagneront 26 $ de l’heure une fois la convention collective négociée et signée.

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Les 7073 « petits Legault » ne sont pas tous attendus avec une brique et un fanal dans les CHSLD. Loin de là. Ce sont eux, les bras qui manquaient cruellement aux équipes à bout de souffle. Eux, la cavalerie. Enfin.

Il en reste 6829, aujourd’hui. Un taux de rétention impressionnant de 96 %. D’autres cohortes sont formées pour arriver à 10 000 d’ici quelques mois. Ça représentera une augmentation d’effectifs de 39 % dans les CHSLD publics et privés conventionnés du Québec. C’est énorme.

Déjà, la présence des 6829 recrues a fait bondir de 26 % le nombre de préposés dans les CHSLD. Ils n’ont peut-être pas encore le temps de piquer de longues jasettes avec les résidants. Mais il n’y a plus de pénurie.

Tout le monde respire mieux.

« C’était un des plus grands coups [du gouvernement] pendant la pandémie », dit Jeff Begley, président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), qui représente 75 % des préposés aux bénéficiaires du secteur public.

Il y en a d’autres pour lesquels je serais plus sévère, mais pas celui-là. C’était un gros coup et il fallait le faire. […] Particulièrement avec la deuxième vague qui nous frappe, ces personnes en plus, c’est une bonne affaire. Et il n’y en a pas trop, au contraire !

Jeff Begley, président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN)

Tout n’est pas parfait. Certaines résidences privées manquent encore cruellement de bras. Des préposés du réseau public doivent même y être envoyés en renfort. Néanmoins, l’arrivée massive de nouvelles recrues a largement stabilisé la main-d’œuvre, dit Jonathan Valois. « On n’a plus de déplacements de personnel entre les CHSLD. » Ça veut dire moins de risques de contamination. Moins de flambées incontrôlables. Moins de morts.

Le plan a fonctionné. Contre toute attente, le projet impossible de François Legault a réussi.

Le premier ministre admet avoir dû « tout bulldozer ». Il ne regrette pas d’avoir écrasé quelques orteils au passage. L’urgence le commandait. « Franchement, si je ne l’avais pas imposé, la machine aurait pris des mois, sinon des années à tout mettre en place.

« C’était un test, en même temps, où on a vu que le gouvernement, la fonction publique, la grosse machine, était capable d’agir de façon très efficace et très rapide. Pour moi, c’est ma plus belle réalisation de la pandémie. »