Aux prises avec une pénurie criante de personnel en pleine pandémie, le réseau de la santé s’est tourné vers des agences de placement qui n’avaient jamais satisfait aux critères de sélection des contrats publics auparavant. La Presse a enquêté sur ces nouveaux acteurs sur lesquels une manne de centaines de milliers de dollars est soudainement tombée. Dans le lot : une agence qui vante les profits réalisés par ses hustlers ; d’autres qui recrutent des travailleurs vulnérables, parfois sans papiers.

« Restez calmes et faites de l’argent »

Agence emploi étudiant (AEE) faisait du placement à petite échelle dans les secteurs de la mécanique et de l’ingénierie depuis sa création il y a six ans.

À la mi-mars, tout bascule : alors que le Québec est frappé par la COVID-19, l’entreprise crée une nouvelle division consacrée au secteur de la santé. Quatre mois plus tard, elle se vante d’avoir placé 700 employés de la santé, dont 340 en juin seulement, atteignant le top 3 de l’industrie au Québec. Une trentaine d’établissements, notamment au public, font affaire avec eux, leur versant « plusieurs millions » de dollars, assure-t-elle.

AEE vient d’ailleurs d’obtenir le mandat de fournir 70 % du personnel de la nouvelle clinique de dépistage du quartier montréalais de Pointe-Saint-Charles, un contrat accordé par le CIUSSS du Centre-Sud.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Plus des deux tiers du personnel de la nouvelle clinique de dépistage de la COVID-19 dans le quartier Pointe Saint-Charles provient de l’Agence de placement AEE.

« En faisant appel à cette agence, nous pouvons maintenir nos services à la population tout en augmentant le dépistage en fonction de la demande croissante », a affirmé Jean Nicolas Aubé, porte-parole du CIUSSS, en entrevue téléphonique.

Face à la pandémie, « restez calmes et faites de l’argent », a écrit Medhi Hammou, fondateur de l’entreprise sur sa page Facebook, où il se montre au volant d’une Lamborghini ou entouré d’affiches des films Wall Street et The Wolf of Wall Street.

IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’AGENCE EMPLOI ÉTUDIANT (AEE)

Medhi Hammou, fondateur d’AEE

Dans une vidéo, le jeune homme explique qu’il chapeaute un groupe d’une trentaine de recruteurs (qu’il appelle ses hustlers) qui doivent eux-mêmes dénicher des infirmières et des préposées, puis gérer leurs horaires. Il annonce les résultats des recruteurs les plus performants dans une discussion de groupe intitulée « la bande des riches », selon une capture d’écran qu’il a mise en ligne : en tête de liste, un recruteur touchant 9500 $ pour deux semaines de travail de « ses » employés.

« Plus vos employés travaillent, plus vous allez toucher du résiduel. […] Nos tops gagnent 10 000, 15 000, 20 000 $ par mois en résiduel », a-t-il déclaré. « Si vous embauchez trois personnes, c’est comme si vous faisiez un salaire de 40 000 $ par année. Et on a du monde ici qui ont 20-25 personnes sur leur payroll. »

  • Publication du fondateur d’AEE, Mehdi Hammou, pour solliciter des « recruteurs » de personnel dans le réseau de la santé payés à la commission.

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’AGENCE EMPLOI ÉTUDIANT (AEE)

    Publication du fondateur d’AEE, Mehdi Hammou, pour solliciter des « recruteurs » de personnel dans le réseau de la santé payés à la commission.

  • Publication du fondateur d’AEE, Mehdi Hammou,
pour solliciter des « recruteurs » de personnel
 dans le réseau de la santé payés à la commission.

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    Publication du fondateur d’AEE, Mehdi Hammou,
pour solliciter des « recruteurs » de personnel
 dans le réseau de la santé payés à la commission.

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Agences « opportunistes »

AEE est loin d’être la seule agence à avoir sauté sur l’occasion que représentait la pandémie de COVID-19 pour l’industrie du placement de personnel.

Alors qu’en temps normal, Québec ne fait affaire qu’avec des agences qui ont satisfait aux critères de sélection d’un appel d’offres, la crise a forcé le réseau de la santé à ouvrir les vannes et à conclure des dizaines de contrats de gré à gré avec des entreprises souvent récemment créées ou qui – comme AEE – viennent de se convertir au secteur de la santé.

Contrairement à celles qui ont participé à un appel d’offres des mois ou des années auparavant, ces agences ont négocié leurs tarifs en pleine crise, alors que la pénurie était criante. Ainsi, en avril, l’une de ses recruteuses d’AEE pouvait proposer de verser jusqu’à 100 $ l’heure aux infirmières qu’elle recruterait. L’agence tentait aussi de débaucher du personnel du réseau de la santé pour les y renvoyer avec une hausse de salaire importante : il suffisait, assure son président, de montrer un talon de paie prouvant son salaire pour obtenir davantage.

Roxane Borgès Da Silva, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, dénonce ce « coup de poignard dans le dos » du réseau public. « Ce n’est vraiment pas correct », a-t-elle ajouté.

On est en train de parler de soins et d’assistance à des personnes malades. […] Je condamne ces agences-là qui essaient de développer un réseau parallèle au réseau de santé.

Roxane Borgès Da Silva, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Présidente-directrice générale de l’Agence Continuum, Hélène Gravel est très critique face à ce qu’elle appelle les agences « opportunistes » qui ont « profité de la crise pour faire des sous ». Au début du mois de juin, l’Association des entreprises privées de personnel soignant du Québec (EPPSQ) – qui regroupe les acteurs majeurs de l’industrie – réclamait d’ailleurs une enquête publique sur le rôle que ces petites agences aux « pratiques discutables » ont joué dans la pandémie.

Ces pratiques discutables incluent notamment les mouvements fréquents d’employés d’établissement en établissement, selon les besoins, un phénomène pourtant montré du doigt par tous les spécialistes comme responsable potentiel de la propagation du virus au printemps dernier.

Dans une vidéo mise en ligne à la mi-août par AEE, le cofondateur de l’agence montre à la caméra l’horaire d’une préposée aux bénéficiaires choisie au hasard et placée dans trois CHSLD distincts au cours de la même semaine, en contradiction claire avec les directives de Québec.

Le vice-président d’AEE, Yazid Dosso, a affirmé que cette situation relevait d’un bogue informatique. Ces quarts de travail « n’étaient pas censés être confirmés », a-t-il dit.

La croissance subite de l’entreprise, « je ne vois pas en quoi ça pose un risque », a ajouté M. Dosso. « On a toujours voulu aller dans la santé, c’était un objectif. […] La COVID-19 a fait en sorte qu’on est arrivés plus tôt dans la santé que prévu. »

Quant au recrutement d’employés déjà dans le système de santé public, M. Dosso a souligné que ces employés méritent d’être rémunérés à la hauteur de leurs efforts, faisant un parallèle avec le salaire des pompiers et des avocats. « Nous, le but, c’est qu’on essaie de rémunérer plus les infirmières, les auxiliaires et les préposées », a-t-il dit. « Une des raisons pour lesquelles elles ont été bien rémunérées c’est que la plupart de ces infirmières-là ont eu la COVID-19. »

  • Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’AGENCE EMPLOI ÉTUDIANT (AEE)

    Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

  • Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

    IMAGE TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’AGENCE EMPLOI ÉTUDIANT (AEE)

    Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

  • Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

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    Annonce de recrutement publiée sur la page Facebook d’AEE

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Pas de portrait à Québec

Bien que le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ait réitéré son engagement à mettre fin au mouvement de personnel auquel se livrent certaines agences, l’État ne possède pas de portrait global de la situation des agences de placement de personnel dans son réseau.

Questionné à deux reprises, le MSSS a répondu à La Presse : « Nous vous réitérons que ces données ne sont pas disponibles. » « La gestion de la main-d’œuvre indépendante provenant des agences de placement de personnel relève directement des établissements du réseau de la santé et des services sociaux », précise Marjorie Larouche, l’une des porte-parole du MSSS.

Des demandes d’accès à l’information effectuées par La Presse auprès des établissements de santé du Grand Montréal n’ont pas permis d’obtenir un portrait global de la situation, malgré plus de deux mois d’attente (les organismes publics doivent normalement répondre en 30 jours). Plusieurs CIUSSS, comme ceux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal et du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, ont d’ailleurs demandé aux agences avec qui elles font affaire l’autorisation de rendre public leur contrat avant de le transmettre à La Presse.

Dans la quasi-totalité des cas, les établissements de santé ont refusé de dévoiler à La Presse le taux horaire qu’ils avaient déboursé pour louer les services d’une professionnelle de la santé.

« Dans le cadre des mesures prévues au plan d’action en cas de 2vague déposé le 18 mai dernier, il est dans l’intention du MSSS d’adopter un arrêté ministériel permettant d’interdire la mobilité du personnel, incluant la main-d’œuvre indépendante, et de spécifier les obligations des agences de placement en ce qui a trait à la formation de leurs ressources en prévention et contrôle des infections », assure également le MSSS.

Or, malgré cette intention maintes fois répétée depuis, le ministre de la Santé, Christian Dubé, vient d’admettre qu’en raison d’une « pénurie de personnel », notamment d’infirmières et d’infirmières auxiliaires, cet engagement serait difficile à respecter. « C’est ce qu’on va s’assurer dans les prochaines semaines, qu’on minimise la mobilité. Mais faut pas se le cacher, on a encore une pénurie de personnel », a-t-il dit en entrevue à Tout le monde en parle, dimanche.

« Histoires troublantes »

Depuis janvier dernier, les agences de placement de personnel ont l’obligation d’avoir un permis délivré par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour opérer.

« Je ne suis pas contente de le dire, mais c’est la vérité, là, on est parmi les derniers, au Canada, à vouloir discipliner ce secteur-là. Vous avez, vous comme moi, entendu parler d’histoires troublantes, des histoires d’horreur, même, à quelques occasions où des travailleurs employés par des agences de placement ou des travailleurs employés par des agences de placement de travailleurs étrangers ont vécu des situations, disons-le, assez atroces », avait d’ailleurs souligné en 2018 la ministre responsable du Travail de l’époque Dominique Vien.

Depuis janvier, la CNESST a ainsi délivré 67 permis à des agences ayant une ou plusieurs unités de classification en lien avec le domaine de la santé. Six autres sont toujours en attente d’une décision et seulement deux se sont vu refuser ledit permis. Tous domaines confondus (santé, entretien ménager, sécurité, agricole, etc.), ce sont 1002 permis qui ont été délivrés.

La nouvelle réglementation – qui interdit désormais aux agences d’opérer sans permis – est « avant-gardiste » – du moins sur papier, dit pour sa part Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM. L’experte se demande toutefois si la CNESST a les moyens de ses ambitions.

« Encore faut-il que la CNESST soit au courant du fait que des agences opèrent sans permis valide et qu’elle puisse mettre en œuvre les dispositions pénales et leur donner des constats d’infraction le cas échéant », explique la professeure de l’UQAM.

Pour ce faire, des enquêteurs de la CNESST doivent être présents sur le terrain pour questionner les travailleurs d’agence parce que ces derniers sont moins susceptibles de déposer des plaintes et moins susceptibles de dénoncer leurs conditions de travail en raison de la précarité de leur emploi et de la précarité de leur statut migratoire, explique la professeure de droit.

La CNESST assure qu’elle a continué ses activités au regard des agences de placement malgré l’urgence sanitaire. Au total, 643 interventions auprès d’agences, dont 90 concernent celles du secteur de la santé et des services sociaux, ont été faites depuis janvier, affirme son porte-parole, Nicolas Bégin.

« Si j’avais été malade, ça aurait été too bad pour moi »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

En pleine pandémie au printemps dernier, David* a œuvré comme préposé à l’entretien, souvent en zone rouge et sans formation adéquate, dans plusieurs CHSLD de la région de Montréal.

La Presse a récolté des témoignages de demandeurs d’asile et de travailleurs sans-papiers qui affirment que leurs droits n’ont pas été respectés alors qu’ils travaillaient pour des agences de placement de personnel.

Des récits, qui, par ailleurs, jettent un doute sur la faisabilité de l’engagement du gouvernement de François Legault de mettre fin à la mobilité du personnel dans le réseau de la santé.

En pleine pandémie au printemps dernier, l’agence qui embauchait David* à titre de préposé à l’entretien lui donnait rendez-vous tous les matins à une sortie de métro. Ils étaient 5 ou 6, parfois 7 sans-papiers ou demandeurs d’asile à bord.

Direction : un CHSLD – rarement le même – ou même un hôpital public. Il dit avoir entre autres travaillé au CHSLD Bayview, à Pointe-Claire, au CHSLD du Bonheur, à Laval, et à l’hôpital Santa-Cabrini, à Montréal.

David raconte avoir été payé un taux horaire de 13,50 $ en argent comptant. Le sans-papiers d’origine ivoirienne – qui s’est confié sous le sceau de la confidentialité en raison de son avenir incertain au pays – s’est souvent retrouvé en zone rouge, sans formation adéquate.

Souvent, ce sont des préposés qui venaient nous dire : “Si tu peux, ne rentre pas dans cette chambre sans équipement. On ne te l’a pas dit, mais c’est une chambre COVID.”

David, sans-papiers et ex-préposé à l’entretien travaillant au noir dans le réseau de la santé

Il a aussi fait le travail d’aide de service quand le personnel était trop débordé.

« Je ne sais pas si j’ai eu la COVID, raconte-t-il. Si j’avais été malade, ça aurait été too bad pour moi. » David ne peut pas se permettre de se retrouver à l’hôpital puisqu’il n’est pas couvert par l’assurance maladie, alors il travaille aujourd’hui en rénovation.

Personne ne veut être sans statut

« Le risque est beaucoup supporté par le travailleur qui, parce qu’il n’a pas de statut régularisé, va être encore moins enclin à dénoncer une situation problématique et à exercer ses droits – à tort ou à raison », explique pour sa part la professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM Dalia Gesualdi-Fecteau.

Plus on ajoute de couches de précarité, plus l’exercice du droit est compromis, souligne-t-elle. Et en période de pandémie, si ces gens-là n’exercent pas leur droit de refus de travail parce qu’ils n’ont pas la formation adéquate ou l’équipement nécessaire, il y a des risques qu’ils paient au premier titre, mais qu’on paie aussi collectivement, fait valoir la professeure de droit de l’UQAM.

Au bout de trois semaines, David n’avait pas reçu sa première paie. C’est un certain Alain qui l’avait embauché – sans lui faire remplir de document – en lui disant agir comme intermédiaire pour l’agence Pro-Max. David a dû se rendre avec un autre sans-papiers dans la même situation au bureau de Pro-Max pour réclamer son dû. Il raconte avoir finalement reçu l’argent dans une enveloppe des mains du chauffeur.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Bureaux de l’agence Pro-Max à Dorval

La Presse révélait plus tôt cet automne que Pro-Max était dans le collimateur des autorités réglementaires, alors que ces dernières ont ouvert une vaste enquête sur l’embauche de travailleurs au noir pour faire le ménage dans les CHSLD pendant la pandémie.

Comme sans-papiers, je n’ai pas le choix de trouver du travail auprès des agences qui ne suivent pas les règles.

David

Une résidence où il a fait le ménage lui a offert un poste à un taux horaire de 22 $, soit près de 10 $ de plus que ce que l’agence lui donnait, mais, sans numéro d’assurance sociale valide, il a dû décliner.

« Autant je ne vais pas défendre les agences, car certaines ne sont pas correctes, autant, si on arrête ce système, on déplace le problème plutôt que de le régler, croit l’homme arrivé à Montréal comme étudiant étranger en 2004. Personne n’aime ça, travailler sans statut. Je veux payer mes choses comme tout le monde et avoir une vie normale. Mais en attendant [de régulariser ma situation], je dois vivre quelque part, payer mes factures. »

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Hector Adrian Silva Vargas, patron de l’agence Pro-Max

Lorsque La Presse a confronté le président de Pro-Max, Hector Adrian Silva Vargas, à ces nouvelles allégations, il nous a demandé de contacter son comptable. Ce dernier n’a toutefois pas répondu à nos messages et toutes nos questions sont restées sans réponse.

Faim et angoisse

Migrante au statut précaire, Christina* a suivi une formation de préposée aux bénéficiaires peu après son arrivée au Québec via le chemin Roxham, en 2018. La mère monoparentale d’un garçon de 3 ans voulait améliorer son sort.

Elle a plutôt connu la faim et l’angoisse au moment de son premier contrat pour une agence de placement de personnel – que nous appellerons ici l’agence A.

Pendant un mois, Christina a travaillé dans plusieurs résidences pour personnes âgées privées. L’agence lui envoyait chaque semaine son horaire – et les lieux de travail – par texto. On lui avait promis un taux horaire de 16 $. Comme elle faisait surtout des quarts de soir et de nuit, elle devait confier son bambin à une voisine qui lui demandait 20 $ par nuit.

Sauf que tout ce temps-là, elle n’était pas payée. « Je travaille. Je travaille. Je travaille. Je ne dors presque pas et je ne mange pas », résume-t-elle. Un jour, alors qu’il ne lui restait plus rien dans le frigo, elle est allée cogner au bureau de l’agence accompagnée de son fils. Il n’y avait personne.

La demandeuse d’asile y est retournée jusqu’à ce que le propriétaire de l’agence finisse par lui remettre un chèque d’un montant très inférieur à ce qu’il lui devait. Et en lui assurant que le reste de son mois de travail lui serait payé plus tard. Sauf que le chèque était sans provision.

La mère seule s’est tournée vers une travailleuse sociale du CLSC pour demander de l’aide. Cette dernière l’a orientée vers l’organisme Au bas de l’échelle. « Sans Au bas de l’échelle, je n’aurais jamais été payée », affirme l’« ange gardien » qui a porté plainte aux normes du travail contre cette agence de placement.

La préposée travaille aujourd’hui à temps plein dans une résidence privée pour personnes âgées.

On me donne 14 $ de l’heure. C’est moins que la première agence, mais au moins, là, je suis payée.

Christina, migrante et préposée aux bénéficiaires

La Presse s’est rendue au bureau de l’agence A, situé dans un petit local commercial à Anjou. Une seule personne s’y trouvait au moment de notre visite, mais elle n’y travaillait pas, a-t-elle juré. Une ex-employée qui occupait un poste dans l’administration – aussi jointe par La Presse – a comparé son ex-patron à une couleuvre.

« Quand il a besoin de quelqu’un pour aller travailler, il rampe comme une couleuvre, mais quand la personne a fini de travailler, il ne veut pas payer, confie-t-elle. Il y a tellement de plaintes. Plaintes, plaintes, plaintes », a-t-elle ajouté en précisant qu’elle n’était pas étonnée de notre appel. Le président de cette agence n’a pas rappelé La Presse ni répondu à notre courriel. La demande de cette agence est en cours de traitement, selon le site de la CNESST.

— Avec la collaboration de Vincent Larouche, La Presse

*Nom fictif ; l’histoire ne l’est pas.

Des mirages et un bureau vide

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Arrivée par le chemin Roxham en janvier 2019, Sara* dit avoir été victime d’exploitation de la part de plusieurs agences de placement en santé pendant la crise sanitaire.

Depuis son arrivée au Canada en provenance d’Haïti via le chemin Roxham en janvier 2019, Sara* raconte avoir été victime d’exploitation de la part de plusieurs agences de placement en santé. Elle s’est confiée sous le sceau de la confidentialité en raison de son avenir incertain au pays.

L’une de ces agences – appelons-la l’agence B – lui aurait fait miroiter un taux horaire de 18 $ pour faire du « gardiennage » de personnes âgées, notamment des gens qui souffrent d’alzheimer, dans des résidences privées et des CHSLD. Sauf qu’après ses deux premières semaines de travail, on lui a annoncé qu’on la paierait plutôt un taux horaire de 14 $.

Sans moyen de transport, elle était à la merci d’un chauffeur qui devait la prendre chez elle – à Montréal-Nord – et l’amener en Montérégie pour ses quarts de travail de 12 heures. « Un chauffeur venait me chercher chez nous à 6 h du matin malgré le fait que je commençais à 9 h. J’arrivais très à l’avance et je devais remplacer l’employée du quart précédent sans être payée pour les heures supplémentaires », raconte-t-elle.

Sans compter le fait que le chauffeur revenait la chercher bien souvent après la fin de son quart. « Je ne pouvais pas partir avant qu’il arrive, car les personnes âgées étaient très malades. Je ne pouvais pas les laisser sans surveillance. » De plus, l’agence lui facturait des frais de transport de 8 $ par jour.

La demandeuse d’asile n’avait pas signé de contrat de travail. Elle ignorait ses droits.

Parfois, je pouvais être trois semaines sans être payée. Parfois, l’agence me payait cash 11,25 $ l’heure. Après quatre mois, je me suis tannée et je suis partie.

Sara, migrante et employée d’une agence de placement dans des résidences pour personnes âgées

Un logement vacant en guise de bureau

Lorsque La Presse s’est rendue à l’adresse de cette agence – celle fournie à la CNESST pour sa demande de permis ainsi qu’au registre des entreprises –, nous avons découvert un logement vacant en rénovation, situé dans un immeuble mal entretenu d’un secteur défavorisé de Montréal-Nord. La boîte postale correspondant à l’appartement était pleine.

Joint au téléphone, le premier actionnaire de l’entreprise nous a expliqué qu’il s’était spécialisé dans le placement de préposés aux bénéficiaires depuis environ un an. Il était auparavant dans un tout autre secteur.

« Souvent, les personnes ne veulent pas donner leurs pièces [d’identité] et demandent à ce qu’on les paie sous la table. […] Moi, je ne me laisse pas piéger et je leur demande toujours leur NAS, leur document légal pour que je puisse me défendre », a-t-il insisté. Il a aussi fait valoir que ses employés – sans vouloir en préciser le nombre – travaillent dans plusieurs résidences pour personnes âgées selon les besoins. « Est-ce que ça dérange ? », a-t-il demandé à La Presse.

Tout comme pour l’agence A, la demande de permis de l’agence B est « en cours de traitement ». Sans commenter ces deux cas précis, un porte-parole de la CNESST nous a confirmé que les agences dont la demande était en cours de traitement avaient le droit d’exercer leur activité.

Bien au fait de l’histoire de Sara, Frantz André – porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut – n’hésite pas à qualifier les pratiques de certaines agences de « criminelles ».

Je mesure le poids de mes mots. Abuser de la vulnérabilité des demandeurs d’asile, à mes yeux, c’est criminel.

Frantz André, porte-parole du Comité d’action des personnes sans statut

Sara cumule aujourd’hui deux emplois à temps partiel pour joindre les deux bouts.

Elle travaille comme préposée aux bénéficiaires dans une résidence privée pour aînés les week-ends ainsi que pour une agence qui offre des soins à domicile la semaine. Elle se déplace en transport en commun et à pied d’une adresse à l’autre. En un mois l’été dernier, elle s’est rendue à 113 adresses différentes. « J’ai parfois les pieds enflés à force de marcher », dit cette mère de famille de 28 ans.

Cette dernière agence – qu’elle craint de nommer, car elle y travaille toujours – ne lui paie pas toutes ses heures ni ses déplacements, se plaint-elle. « Mais le taux horaire est meilleur », alors elle reste.

L’intention du gouvernement du Québec de freiner la mobilité du personnel la rend nerveuse. « La résidence privée m’a dit récemment que je ne devais plus travailler pour l’agence. Mais je ne peux pas vivre avec 700 dollars par deux semaines », dit celle qui est arrivée seule au Canada – laissant derrière ses enfants de 4 et 7 ans – dans l’espoir d’une meilleure vie. Sa demande d’asile vient d’être acceptée. Dès qu’elle obtiendra sa résidence permanente, elle veut retourner aux études pour devenir infirmière. « Pour l’instant, je ne peux pas me le permettre financièrement », dit celle qui envoie une grande partie de son salaire en Haïti.

Dès 2016, la santé publique de Montréal avait sonné l’alarme quant au recours croissant aux services des agences de location de personnel. Son directeur de l’époque, le DRichard Massé – aujourd’hui conseiller médical stratégique auprès du DHoracio Arruda –, se disait inquiet pour ces « travailleurs invisibles » qui cumulent plusieurs conditions et facteurs de risque qui les rendent vulnérables aux lésions professionnelles, dont la précarité économique, le manque d’expérience attribuable aux multiples affectations et le manque de formation sur la santé et la sécurité.

Le mois dernier, un sondage mené auprès de quelque 400 demandeurs d’asile ayant travaillé dans les services essentiels au Québec pendant la première vague de COVID-19 révélait que de nombreux travailleurs essentiels ont mis leur santé, ainsi que celle de leur famille, en péril au plus fort de la pandémie, mais sans recevoir en retour le soutien et les services nécessaires pour leur assurer des conditions de vie sécuritaires et saines.

*Nom fictif ; l’histoire ne l’est pas.

Explosion du nombre de lésions professionnelles dans le secteur de la santé

2020 : 15 201 (durant 5 mois)*

2019 : 6868

2018 : 7643

*Nombre de lésions acceptées par la CNESST entre le 1er mars et le 31 juillet 2020 pour le secteur de la santé.

Pour la même période en 2020, 602 lésions liées à une agence de placement ont été acceptées. Ces lésions ne proviennent toutefois pas uniquement du secteur de la santé puisque certaines agences ne se consacrent pas exclusivement au domaine de la santé.

Source : Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST)