Appelons-la Madame L. Elle a 82 ans. Madame L. habite la résidence L’Oasis, à Laval, un établissement privé pour personnes âgées autonomes.

Madame L. a récemment reçu un diagnostic de COVID-19. À L’Oasis, Madame L. devait rester dans son appartement, le temps de son confinement. Mais elle en sortait à tout bout de champ dès le premier jour…

Les gestionnaires de L’Oasis ne savaient plus quoi faire pour la forcer à rester dans son appartement. On a tenté de la raisonner. Ça n’a pas marché.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Des gardiens de sécurité ont été employés par la résidence L’Oasis à Laval pour surveiller des résidants confinés qui ne respectaient pas leur quarantaine.

On a donc embauché un gardien de sécurité qui a passé deux semaines à monter la garde devant la porte de Madame L., pour l’empêcher de sortir.

Vous avez bien lu : on a mis un gardien de sécurité à la porte de Madame L., 82 ans, parce que cette dernière refusait de respecter son confinement…

« C’est une rebelle », soupire Dominique Blondin, directrice de L’Oasis, dont je sentais l’exaspération au bout du fil, quand je lui ai parlé la première fois, lundi dernier.

« A-t-elle des problèmes cognitifs ?

— Non. C’est une rebelle. Si vous avez été rebelle à 40 ans, vous le serez à 80. Sauf qu’en résidence, comme ici, tu vis avec des voisins… »

Voici la chronologie de la saga de Madame L., qui a fini par propager le virus dans L’Oasis : 

– Le 7 septembre : patients et employés de l’unité de dialyse de la Cité-de-la-Santé se font dire d’être à l’affût de symptômes, car quelqu’un y a reçu un diagnostic positif.

– Le 9 septembre : la Santé publique de Laval annonce une éclosion à l’unité de dialyse.

– Le 10 septembre : Madame L. subit un test de dépistage, selon ce que m’a communiqué le CISSS.

– Le 11 septembre : le résultat de Madame L. arrive à la Santé publique : positif. La Santé publique tente de joindre Madame L., sans succès ; c’est sa fille qu’on joint d’abord.

Le hic, c’est que Madame L. n’a rien dit de son facteur de risque à la résidence L’Oasis, ni après avoir appris que son unité de dialyse avait été frappée ni après avoir subi son test, le 10.

C’est la fille de Madame L. qui a appelé la résidence, le 11, pour lui apprendre que sa mère était porteuse du virus…

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Il y a des caméras de surveillance à la résidence L’Oasis. Mme Blondin et son équipe ont fait sortir les bandes vidéo des jours précédents, pour voir qui Madame L. avait croisé, avec qui Madame L. avait eu des contacts soutenus. L’objectif : envoyer ces gens-là se faire tester au p.c…

Les images ont permis de faire une liste de 18 personnes qui avaient été en contact avec Madame L. La liste a été donnée à la Santé publique de Laval pour faciliter la sélection des personnes à tester.

Mais les gens de L’Oasis ont été sidérés : personne, dans le groupe d’amis de Madame L., ne respectait pleinement les mesures de distanciation. Ni le port du masque.

Sur les images, ils ont vu Madame L. qui, au moment où elle devait faire particulièrement attention, ne faisait pas du tout attention. Du 7 au 11 septembre, Madame L. a vécu comme s’il n’y avait pas de pandémie et comme si elle n’était pas à risque ; le 10, comme si elle n’était pas en attente d’un résultat de test de dépistage de la COVID-19…

Elle est allée manger au restaurant de L’Oasis, elle a fraternisé dans les corridors, elle est même allée se faire coiffer et a assisté à un récital de piano…

Dominique Blondin est fâchée contre le CISSS de Laval et contre la Santé publique de Laval : « Si on avait su dès le 7 septembre que cette dame était à risque, on l’aurait surveillée de plus près. On le savait que c’était une rebelle… Des gens âgés qui sont rebelles, il y en a toujours eu. C’est normal. On comprend. Mais ils l’ont testée le 10. Qu’on ne nous ait pas dit que Madame L. venait d’être testée, je ne comprends pas. Disons qu’avoir des informations du CISSS, des fois, ça prend du temps. »

Le 11, Madame L. a donc été « emprisonnée » dans son appartement quand L’Oasis a appris son diagnostic. On lui a bien sûr dit de ne pas sortir, vu son état…

Sauf que Madame L. sortait quand même de son appartement, sans masque !

C’est là que le CISSS de Laval a envoyé un gardien de sécurité pour monter la garde devant la porte de Madame L.

Au total, le CISSS de Laval a payé cinq gardiens pour la résidence L’Oasis : deux pour guetter les portes d’entrée et de sortie pendant le confinement de la résidence, qui se poursuit jusqu’au 3 octobre, et trois pour surveiller — jusqu’à vendredi dernier — des résidants confinés pendant deux semaines mais qui tentaient de sortir de chez eux, dont Madame L.

Ce serait comique — on imagine une scène de film, une comédie sympathique, Mamie fait de la rébellion — si ce n’était pas tragique : 

Madame L. a infecté trois résidants de L’Oasis, dont une amie, appelons-la Madame M., qui est morte après avoir contracté le coronavirus.

Et l’une des personnes infectées par Madame L. a transmis le virus à sa fille venue la visiter à la résidence.

Le Dr Michel Cimon, médecin-conseil à la Direction de la santé publique de Laval : « Un petit groupe de personnes ne respectait pas les consignes de base, entre autres le port du masque et la distanciation physique. Nous avons des personnes atteintes de la COVID dans cette éclosion et toutes ces personnes ne respectaient pas les consignes. On ne le répétera jamais assez : il faut prendre le virus très au sérieux et respecter les mesures prescrites par la Santé publique. »

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C’est la fille de Madame M. qui m’a contacté pour que je raconte l’histoire de l’infection de la résidence L’Oasis par Madame L.

Elle sait que sa mère était elle aussi une rebelle, qui n’aimait pas porter le masque, par exemple. Mais elle ne comprend pas que le CISSS ou la Santé publique n’aient pas contacté la résidence L’Oasis dès qu’un cas positif a été détecté à l’unité de dialyse de la Cité-de-la-Santé, soit dès le 7 septembre. « Les centres pour personnes âgées devraient être mis au courant des éclosions en hôpital qui touchent leurs résidants… »

Du côté du CISSS de Laval, on me dit que la résidence L’Oasis n’a pas été avertie dès le 7 parce que Madame M. n’était pas « en contact étroit avec l’éclosion » de l’unité de dialyse. Judith Goudreau, porte-parole du CISSS de Laval : « Suite à l’enquête épidémiologique, aucun résidant de cette résidence pour personnes âgées ne faisait partie des contacts étroits de l’éclosion. »

Si Madame L. a été testée le 10, c’est « dans un contexte de dépistage élargi » mis en œuvre par le CISSS et L’Oasis « pour obtenir un portrait juste de l’éclosion », m’a fait savoir le CISSS de Laval.

Reste que Madame L. a été infectée, contact étroit ou pas. Et que la résidence L’Oasis estime qu’on aurait dû l’avertir dès le 7 septembre, quand l’unité de dialyse a été touchée, « contact étroit » de Madame L. ou pas. Et que d’autres personnes ont été infectées par Madame L.

Et qu’une résidante en est morte.

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« Rebelle », le mot est revenu souvent, toutes les fois où j’ai échangé avec la directrice de L’Oasis, ces derniers jours. Comme quand Mme Blondin m’a dit, plus tôt cette semaine, qu’elle avait menacé d’appeler la police si Madame L. tentait encore de contourner le gardien de sécurité posté devant sa porte…

Je lui ai demandé si les récalcitrants de la bande de Madame L. se sentaient mal d’avoir désobéi aux règles, ce qui a plongé toute la résidence dans un confinement qui interdit tout visiteur jusqu’au 3 octobre…

Mme Blondin a soupiré, au bout du fil : « Monsieur, ce sont des rebelles… Pour vous donner un exemple, un des rebelles à qui on a affecté un gardien de sécurité pour l’empêcher de sortir, il a appelé la police en se disant gardé contre son gré… »

La fille de Madame M., morte de la COVID-19 après l’avoir contractée au contact de son amie Madame L., n’aime pas qu’on emploie le mot « rebelle » pour désigner l’amie de feu sa mère. « Imprudente » conviendrait mieux, m’a-t-elle écrit samedi…

J’ai reparlé à Mme Blondin vendredi matin, pour vérifier des détails de l’histoire de Madame L. La résidante va mieux, m’a-t-elle dit. Le confinement de deux semaines dans son appartement est terminé. Il n’y a plus de gardien à sa porte. Elle peut désormais sortir de son appartement… à condition de porter le masque.

« Avez-vous fini par appeler la police, dans son cas ?

— Non, avec la menace d’appeler la police, Madame L. est restée chez elle… »

L’appartement de Madame L. est situé à côté d’un point d’entrée de l’immeuble, surveillé par un gardien de sécurité.

« Il doit rappeler Madame L. à l’ordre, a soupiré la directrice…

— Elle essaie encore de sortir sans son masque ?!

— Oui. »

La Presse a choisi de ne pas identifier Madame L., qui n’a pas voulu m’accorder d’entrevue.