(Québec) Alors que les partis d’opposition accueillent avec méfiance la possibilité d’offrir aux Québécois une application de traçage pour limiter la propagation de la COVID-19, des experts réclament que ce genre d’application soit d’abord testé avant d’envisager son déploiement plus large dans la population.

« L’efficacité de ces outils n’est pas démontrée, nous ne disposons actuellement ni d’évaluation scientifique rigoureuse ni de données probantes », a lancé d’emblée la professeure et directrice adjointe du Département d’informatique de l’Université du Québec à Montréal, Marie-Jean Meurs.

Elle et son collègue, Yves Gingras, professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal et directeur scientifique du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, sont les premiers experts entendus dans le cadre de la commission parlementaire sur l’utilisation des outils de traçage dans le contexte de la pandémie.

Selon eux, il est crucial que Québec — s’il choisit d’aller de l’avant avec l’usage d’une telle application — mène au préalable un test pour en évaluer l’efficacité. « On a eu tendance à accepter le discours des informaticiens disant : “j’ai une bébelle, achetez-là, on va sauver des vies !”. Tout le monde veut sauver des vies, mais est-ce que ceci va le permettre ? », a soulevé M. Gingras.

« Il faut [tester] la réalité et non pas faire de la spéculation sur ce qui pourrait arriver […] Il faut qu’à l’interne, au ministère [de la Santé], des gens disent de laisser faire l’excitation et [choisissent de faire] des calculs. Un statisticien va vous les faire, c’est pas compliqué », a-t-il ajouté.

Il y a quelques jours, Ottawa a lancé l’application « Alerte COVID » qui permet à ses abonnés de recevoir, sur leur appareil mobile, une notification s’ils ont été en contact avec une personne atteinte de la COVID-19. L’Ontario est la première province à utiliser l’application fédérale. Elle ne fonctionne pas au Québec.

Le gouvernement Legault a dit vouloir d’abord consulter les experts et sonder l’appétit des Québécois sur l’utilisation potentielle de ce genre d’application. Selon la députée caquiste, Joëlle Boutin, près de 17 000 personnes ont répondu au questionnaire en ligne du 8 juillet au 2 août dernier et 75 % des répondants se seraient montrés favorables à une telle application.

Shopify — qui a contribué à développer l’application du fédéral — a refusé de venir répondre aux questions des parlementaires à Québec.

Le professeur Gringras a souligné les limites de la technologie Bluetooth qui serait en mesure de détecter par exemple, si vous avez été à moins de deux mètres de quelqu’un atteint de la COVID-19 pendant au moins 15 minutes, d’où l’importance de tester l’application avant de la déployer.

La professeure Meurs a aussi indiqué l’importance de préserver les données dans des serveurs au Canada et de les détruire au bout de 14 jours.

L’application du fédéral utilise la technologie Bluetooth pour « échanger des codes aléatoires » entre les abonnés. Si une personne obtient un test positif, les autorités de santé publique lui transmettront alors un code unique qu’elle pourra saisir dans son appareil mobile. Toutes les personnes — ayant évidemment téléchargé l’application — recevront ainsi une alerte leur disant avoir été en contact (à moins de deux mètres et pendant au moins 15 minutes) avec cette personne. On leur suggérera ensuite d’aller subir un test de dépistage et de s’isoler de manière préventive pendant 14 jours.

L’application ne recueille pas les informations personnelles ou encore la géolocalisation.

Mieux que « de ne rien faire du tout », dit Yoshua Bengio

Ceux qui s’inquiètent des outils technologiques de traçage devraient penser aux vies qu’ils peuvent sauver, a plaidé mercredi le renommé informaticien Yoshua Bengio devant des élus québécois.

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Yoshua Bengio

M. Bengio, dont l’application COVI n’a finalement jamais été retenue, a dit croire que de mettre en circulation un outil pouvant être considéré comme intrusif est mieux que « de ne rien faire du tout ».

« Il y a un choix social entre un degré de liberté que les gens vont volontairement laisser aller […] et ce que ça peut permettre de sauver comme vies, a-t-il dit. Moi, je considère qu’éthiquement, c’est raisonnable. »

Sans être une solution miracle, l’application offre néanmoins la « plus-value » d’encourager les personnes asymptomatiques et présymptomatiques à se faire tester, a nuancé Jocelyn Maclure, président de la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), aussi entendu en commission.

La Ligue des droits et libertés a quant à elle prôné le statu quo. « On trouve que cette application pose des risques, qu’elle ne s’adresse pas au vrai défi de lutter contre la COVID-19 et qu’elle a aussi un potentiel discriminatoire », a résumé Dominique Peschard, membre du conseil d’administration.

L’opposition sur ses gardes

Avant le début de la consultation mercredi, la députée libérale Marwah Rizqy a prévenu que ce type d’applications « pourrait faire en sorte qu’il y a un faux sentiment de sécurité » au sein de la population.

« En ce moment, c’est Google puis Apple, notamment, qui frappent aux portes des gouvernements pour dire : mettez de l’argent là-dedans. Donc, au fond, ils nous demandent de payer pour cette nouvelle technologie. Qu’ils commencent à payer leurs impôts eux autres aussi. Ça ferait peut-être du bien, puis on aurait peut-être plus d’argent pour mettre dans nos ressources humaines, notamment dans les CHSLD », a affirmé Mme Rizqy en point de presse.

La députée de Saint-Laurent à Montréal a aussi demandé si une telle application aurait aidé le Québec à mieux traverser la première vague d’infection à la COVID-19, qui a fait des ravages dans les centres de soins pour aînés.

« En quoi le traçage de personnes aurait fait en sorte que nos CHSLD ne seraient pas transformés en mouroirs ? En quoi l’application de traçage aurait fait en sorte qu’on aurait eu plus de masques lorsque c’était le temps ? […] Le gros problème de la gestion de la pandémie, c’est au niveau de, oui, de la planification en amont. On doit apprendre de qu’est-ce qui est arrivé, mais l’application de traçage ne répondra pas au vrai problème », a-t-elle dit.

Tout comme Marwah Rizqy, Gabriel Nadeau-Dubois de Québec solidaire a affirmé qu’il ne téléchargerait pas une telle application à l’heure actuelle.

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Gabriel Nadeau-Dubois

« Le modèle d’affaires des Google et Apple de ce monde, c’est de capitaliser sur l’utilisation des données personnelles, c’est leur modèle d’affaires, c’est comme ça que ces compagnies-là font de l’argent. Ils en font de plus en plus en récoltant de plus en plus de données sur la vie des gens. Alors, il ne fait aucun doute que, dans l’esprit de ces entreprises-là, il y a une occasion avec la pandémie […] de s’infiltrer davantage dans la vie privée des gens pour, par la suite, développer d’autres produits, d’autres applications pour faire encore plus de profits », a-t-il aussi déploré.

« Notre position n’est pas arrêtée encore, mais je ne vous cacherai pas qu’on regarde attentivement ce qui se passe à l’extérieur du Québec, notamment au niveau canadien, mais aussi dans d’autres pays dans le monde. Et jusqu’à maintenant, ce qu’on constate un peu partout dans le monde, dans les endroits où ces applications-là ont été recommandées, c’est qu’elles sont très peu téléchargées par la population et que, par conséquent, leur efficacité pour la santé publique est extrêmement limitée alors que les risques pour la vie privée, eux, sont bien réels », a-t-il ajouté.

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Martin Ouellet

Dans cette première ronde de points de presse avant le début de la commission, le député Martin Ouellet du Parti québécois s’est de son côté rangé du côté des optimistes, précisant certaines nuances.

« J’ai un préjugé favorable à l’utilisation de toutes technologiques qui peuvent nous aider à vaincre cette pandémie, pourvu qu’elles soient utiles, que les gens y adhèrent, que les gens soient volontaires, qu’il y ait une protection des données et surtout qu’elles soient accessibles », a-t-il dit.

Le député péquiste a notamment rappelé que les Québécois qui utiliseraient une application de traçage devraient posséder un téléphone intelligent d’une récente génération, alors que plusieurs personnes — notamment les aînés, particulièrement à risque face au virus — n’ont pas de tels appareils.

Dans une entrevue précédente à La Presse, le ministre délégué à la Transformation numérique, Éric Caire, a assuré ne vouloir faire aucun compromis sur la sécurité. Il a dit qu’il ne « voulait rien savoir » d’une application qui utiliserait la géolocalisation ou des paramètres biométriques, ou qui stockerait des informations personnelles si Québec choisit d’aller de l’avant.

- Avec La Presse canadienne