C’est tentant de traiter les anti-masques d’abrutis. C’est même parfois tout à fait justifié. Je pense à ces deux manifestants anti-masques tout fiers d’agresser une journaliste de TVA lors d’une intervention en direct, dimanche.

Ce n’est pas parce qu’ils sourient à la caméra que c’est drôle. La liberté d’expression ou d’opinion n’inclut pas le droit d’agresser des journalistes qui font leur travail. Elle n’inclut pas non plus le droit au sexisme. Ça vaut en temps « normal ». Ça vaut encore plus en temps de pandémie, où les règles de distanciation physique s’imposent.

Lorsqu’on voit les dérapages des manifestations anti-masques qui ont eu lieu à Montréal et à Québec durant le week-end au nom de la « liberté », on peut se demander de quelle liberté il est question ici. La liberté d’intimider ? La liberté d’agresser ? La liberté de mettre en péril la santé des autres et de s’en prendre à leur intégrité physique ?

PHOTO ERICK LABBÉ, LE SOLEIL

Des manifestants contre le port du masque devant le parlement à Québec, dimanche

On ne peut que dénoncer haut et fort ces inquiétants dérapages, comme l’a fait lundi la vice-première ministre Geneviève Guilbault. Mais une fois qu’on a dit ça, une question demeure : que faire de ce discours inquiétant selon lequel la pandémie est finie ou n’a jamais existé ?

Dans certains cas, on ne peut rien faire. Il n’y a aucun dialogue possible. Aucune possibilité d’avoir une discussion rationnelle.

En fait, je me demande même si c’est bien nécessaire de donner une tribune dans les médias à ces manifestants souvent adeptes de théories du complot. Ils ont bien sûr le droit de manifester. Mais on a aussi le droit de les ignorer.

L’objectivité en journalisme ne consiste pas à accorder autant de temps d’antenne aux pro-masques et aux anti-masques, aux anti-racistes et aux racistes, aux environnementalistes et aux climatosceptiques, aux pro-vaccins et aux anti-vaccins.

Toutes les opinions ne se valent pas. Chacun a bien sûr le droit à ses propres opinions. Mais pas à ses propres faits.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat », disait la journaliste et philosophe Hannah Arendt en 1961. C’est toujours aussi vrai aujourd’hui.

On peut les ignorer, donc. Ne pas leur servir de porte-voix au nom de la liberté d’opinion. Mais ça n’efface pas le fait qu’un tel discours n’est pas uniquement le propre de gens imbéciles, irrationnels ou irresponsables.

Un sondage CROP rendu public la semaine dernière révélait que si la majorité des Québécois sont favorables au port du masque dans les commerces, certains segments de la population sont plus récalcitrants : les jeunes de 18 à 34 ans (20 %) et les citoyens de la région de Québec (24 %). Oui, c’est une minorité. Mais elle n’est quand même pas négligeable. Si une personne sur cinq ne respecte pas les consignes, cela ne peut qu’augmenter les risques de voir monter en flèche les nouveaux cas de COVID-19. C’est d’ailleurs déjà le cas. La vice-première ministre Geneviève Guilbault disait lundi observer une tendance inquiétante chez les jeunes de 15 à 34 ans.

> Lisez notre article sur le sondage CROP

Alors que faire ? Pour convaincre les récalcitrants, les autorités de santé publique ont davantage intérêt à comprendre ce qui motive leur comportement plutôt qu’à leur faire la morale. Reconnaître en premier lieu la confusion et la méfiance que leur propre discours changeant a suscitées…

Si vous avez entendu pendant des mois le DArruda dire que le port du masque est presque inutile, il faut être en mesure d’expliquer de manière encore plus convaincante pourquoi, tout à coup, ce qui était presque inutile hier encore est devenu obligatoire. Par ailleurs, si les autorités mettent l’accent dans leurs bilans quotidiens sur les morts et insistent sans cesse sur le fait que la COVID-19 est surtout dangereuse pour les personnes âgées, on peut difficilement se surprendre de voir des jeunes se sentir invincibles devant la maladie et ne pas trop se formaliser des règles sanitaires.

Il serait bon de leur rappeler, comme l’a fait la vice-première ministre, qu’en plus d’être des vecteurs de transmission pour des personnes plus vulnérables, ils peuvent eux-mêmes être très malades, se retrouver aux soins intensifs et en garder des séquelles.

Partout au pays, c’est chez les jeunes de moins de 39 ans qu’on a constaté les taux les plus élevés de cas de COVID-19 depuis deux semaines (61 %). Et ils comptaient pour 21 % des hospitalisations liées à la COVID-19, a souligné l’administratrice en chef de la Santé publique au Canada, la Dre Theresa Tam.

Dans un article fort intéressant sur les anti-masques publié dans The Atlantic, l’épidémiologiste et professeure à la Harvard Medical School, Julia Marcus soulignait que si la colère à l’égard des gens qui s’opposent au port du couvre-visage est compréhensible et que l’on peut éprouver un certain soulagement à les traiter de tous les noms, cela demeure contre-productif. On convainc rarement quelqu’un de changer de comportement en l’humiliant. En fait, le plus souvent, cela produit l’effet contraire.

> Lisez l’article de The Atlantic (en anglais)

Les autorités de santé publique auraient en ce sens intérêt à s’inspirer des leçons que l’on a pu tirer de la crise du sida, observe l’épidémiologiste. Aux États-Unis, à la fin des années 80, les campagnes de prévention du sida qui misaient sur la morale, la honte et la peur sont souvent tombées à plat. Le fait que le Congrès ait banni en 1987 l’usage de fonds fédéraux destinés à des campagnes qui pourraient « promouvoir ou encourager » les activités homosexuelles n’a pas aidé. Sur une affiche montrant une pierre tombale, on pouvait lire des choses comme : « Une mauvaise réputation n’est pas la seule chose qu’on obtient en couchant à droite et à gauche ». Le genre de messages qui ratait la cible… À l’inverse, ce qui fonctionnait beaucoup mieux, ce sont les campagnes qui misaient sur la réduction des méfaits en s’intéressant aux besoins humains fondamentaux des gens. Des campagnes qui tenaient compte des raisons pour lesquelles les gens pouvaient être récalcitrants à adopter le condom et y répondaient.

La crise de la COVID-19 est à bien des égards différente de la crise du sida. Mais elle nous a appris une chose : de la même façon qu’on n’a convaincu personne de porter un condom par la honte, on ne convaincra personne de porter un masque en le traitant d’imbécile.