Pierre Gaumond savait qu’il vivrait des moments éprouvants en se portant volontaire pour travailler dans un CHSLD durant ses vacances. Mais jamais au point de vivre un traumatisme nécessitant une intervention. Ni au point de ressentir l’obligation d’écrire à la ministre Danielle McCann pour dénoncer l’inacceptable dont il est témoin.

Pierre Gaumond est contrôleur aérien. Au début du mois de mai, La Presse a rapporté qu’il avait décidé de prendre un mois de vacances pour aller aider en CHSLD. En bonne santé, travaillant et déterminé, il voulait aller au front. Quatre heures de formation plus tard, il était recruté comme aide-préposé aux bénéficiaires au CHSLD Grace Dart, situé dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve. Ses tâches ont rapidement dépassé ses compétences.

« Je me suis retrouvé seul, à plusieurs occasions et pendant de longues minutes, à prendre soin de bénéficiaires qui n’ont plus de capacité cognitive. On s’entend que ce n’est pas le cours de quatre heures que j’ai suivi comme aide de service qui m’a donné les compétences pour effectuer ce travail », relate-t-il.

Pire encore, il rapporte avoir été témoin de « maltraitance à l’endroit de personnes vulnérables ». Un exemple parmi d’autres : « La culotte d’incontinence d’un bénéficiaire a été changée sans qu’il ne soit lavé. Je me suis objecté, mais on m’a dit que le préposé du lendemain s’en chargerait. »

Un soir, Pierre a atteint sa limite. Il se trouvait à l’étage des bénéficiaires aux capacités cognitives réduites et assistait un préposé qui devait laver une femme à la débarbouillette. Elle refusait de se faire donner sa toilette par deux hommes.

« Pour moi, ç’a été… J’ai l’impression d’avoir participé à une agression sexuelle », confie Pierre, sérieusement ébranlé par les évènements.

Il raconte que le préposé a enlevé de force la chemise de nuit de la dame et qu’il l’a ensuite immobilisée. Il a ensuite ordonné à Pierre de laver le torse de la bénéficiaire.

Elle nous hurlait : “Si vous voulez abuser de moi, faites-le.” Le préposé a ensuite mis sa jambe entre les jambes de la bénéficiaire pour forcer l’ouverture. Il m’a regardé et m’a dit : “Lave-la là…” J’étais incroyablement mal à l’aise, mais le préposé a 20 ans d’expérience, alors qui suis-je, moi, avec mes 5 quarts de travail, pour le mettre en doute ?

Pierre Gaumond

Au cours des jours suivants, Pierre a perdu l’appétit, son énergie et sa concentration. Il croyait avoir contracté la COVID-19. Résultat du test de dépistage : négatif. Avec l’aide de sa conjointe, il a compris qu’il était affligé non pas physiquement, mais mentalement. Il s’est tourné vers son employeur primaire, NAV Canada.

« On a plein de programmes chez nous : j’ai appelé mon employeur, j’ai eu accès à un psychiatre qui m’a dit que je vivais un trauma de valeurs. Que ce que je voyais n’était pas quelque chose d’acceptable pour moi. Je ne peux pas assimiler qu’on traite nos aînés de cette façon et j’y ai contribué même si ça allait à l’encontre de qui je suis. »

Pierre s’en veut terriblement de ne pas avoir été plus ferme ce jour-là. Il aurait voulu dire : « Laisse faire, je vais m’en occuper, et ça prendra le temps que ça prendra. »

« Plus jamais »

Par-dessus tout, il déplore le manque de leadership et d’organisation qui semble être la source de bien des maux dans les CHSLD.

« Le coordonnateur est débordé et ne fait que répondre aux demandes urgentes. En trois semaines de travail, je n’ai vu personne sur les étages pour superviser le travail des PAB [préposés aux bénéficiaires], auxiliaires ou infirmières », dénonce-t-il dans une lettre envoyée lundi à la ministre de la Santé, Danielle McCann, et à l’adresse courriel mise en place par le gouvernement « on vous écoute ».

Pierre Gaumond s’est promis que « plus jamais » il ne se tairait devant l’inacceptable. Dans sa lettre, il détaille des opérations « inacceptables » dont il est témoin depuis son arrivée, il y a trois semaines, au CHSLD Grace Dart. 

« Des infirmières se déplacent de zones rouges à jaunes sur le même quart de travail, au lieu de l’inverse. On m’explique qu’il manque d’infirmière ! (24 mai) ; un PAB qui travaille à LaSalle est venu faire deux quarts de travail à Grace Dart avec l’approbation du coordonnateur. (24 mai) ; certains employés ne respectent pas les consignes du port de l’équipement de protection : masque sur le menton, aucune visière, aucun masque, refus de se laver les mains, etc. », peut-on lire dans une longue énumération.

Sans commenter ces dénonciations, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a dit à La Presse que M. Gaumond devrait avoir une réponse à sa missive « dans les plus brefs délais ».

Le MSSS est très sensible à la situation vécue dans les installations de santé. C’est justement l’objectif de cette nouvelle adresse, soit la mise en place d’un mécanisme permettant aux travailleurs du réseau de la santé et des services sociaux de transmettre leurs préoccupations.

Marie-Hélène Émond, responsable des relations avec les médias au MSSS

« Une équipe dédiée de professionnels assure le suivi des commentaires de façon entièrement confidentielle et dans un souci d’amélioration des pratiques », a poursuivi Marie-Hélène Émond, du MSSS.

« Il faut qu’il y ait des équipes dédiées, donc des gens qui travaillent en zones chaudes seulement, d’autres équipes qui travaillent en zones froides seulement. En CHSLD, c’est fondamental », disait la ministre McCann lors du point de presse des autorités provinciales du 19 mai.

Dimanche soir, lors de sa présence à l’émission Tout le monde en parle, elle a concédé qu’il « reste quelques endroits » où ce n’est pas encore appliqué, à cause « du manque de personnel », ce qu’a aussi reconnu le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, lundi soir.

« Nous tentons d’éviter le plus possible les mouvements de personnel entre les zones chaudes et les zones froides. Nous devons toutefois nous assurer d’offrir les soins essentiels à tous les patients. Précisons que l’équipement de protection individuel doit être porté en tout temps par les employés lorsqu’ils s’occupent des patients en zones chaudes et que ceux-ci ne doivent pas se promener de zone en zone durant un même quart de travail », a commenté le porte-parole Guillaume Dubé.

Pourquoi continuer ?

Après l’épisode de la toilette à la débarbouillette, Pierre Gaumond est retourné travailler à Grace Dart, même s’il était loin d’y être obligé. 

« Ce n’est pas parce qu’un préposé aux bénéficiaires ne fait pas sa tâche comme il faut qu’il n’y en a pas d’autres qui la font correctement, estime-t-il. Les gens méritent un traitement approprié, alors le peu de temps qu’il me reste, si je peux faire une petite différence… »

Cette différence, il la fait aussi grâce à un cahier de mandalas à colorier qu’il a apporté à une dame qui avait rempli ses cahiers de couleurs jusqu’au dernier centimètre de page blanche. Grâce à ces DVD qu’il a dénichés pour ce monsieur qui en avait assez d’écouter les rediffusions de courses de F1 à RDS. Grâce à ces nouvelles revues apportées de chez lui qui ont remplacé celles datées de mars 2020 lues et relues par les bénéficiaires.

Mais il se dit surtout que « le peu qu’il peut faire, il le fait », « pour donner un break aux employés » qui, eux, vont rester à la fin du mois, contrairement à lui.

Quand il terminera son dernier quart au CHSLD Grace Dart, vendredi, et qu’il retournera contrôler le trafic aérien après sa quarantaine de 14 jours, Pierre Gaumond aura peut-être parfois la tête dans les nuages en repensant à son mois de mai 2020. 

S’il a été profondément chamboulé par son expérience, d’autres moments l’ont ému aux larmes. Jamais il n’oubliera la joie dans les yeux de cette dame quand elle a croqué dans une fraise fraîche apportée « clandestinement » de la maison par une préposée. Ou encore cette jeune infirmière provenant du département des naissances d’un hôpital de Montréal, accroupie devant une dame, lui tenant doucement la main en lui disant : « Ça va aller, ça va bien aller. »