Lorsqu’elle dit qu’elle enseigne dans une école secondaire de Montréal-Nord, Véronique Poirier reçoit souvent des regards décontenancés.

« On me dit : “Oh, mon Dieu, Montréal-Nord ! C’est un quartier dur. Mais ça en prend, des gens comme toi !” C’est comme si, selon eux, j’allais enseigner dans un camp de réfugiés au Darfour ! »

L’image misérabiliste est à mille lieues de celle que l’enseignante se fait elle-même du quartier, devenu l’épicentre de la pandémie, où elle travaille depuis plus de 20 ans.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Véronique Poirier, enseignante à l’école secondaire Henri-Bourassa à Montréal-Nord

« Ce que je vois en premier à Montréal-Nord, ce ne sont pas des gens pauvres ou dans la misère. »

Ce qu’elle voit en premier, ce sont surtout des gens résilients, solidaires.

Bien sûr que son école, l’école Henri-Bourassa, est dans un milieu très pauvre. C’est une réalité qu’on ne peut nier. Mais ce n’est pas toute la réalité.

« J’enseigne dans un quartier où les personnes sont courageuses, fortes, où les personnes ont du cœur et de l’humour. »

Comme enseignante, son rôle est d’apprendre des choses à ses élèves. Mais l’apprentissage se fait dans les deux sens.

« Met gason sou ou », lui diraient en créole ses élèves de culture haïtienne. Traduction libre : fais un homme de toi, sois courageux. L’équivalent féminin existe aussi – « Met fanm sou ou ». Fais une femme de toi. Sois forte.

Ils m’ont appris à me battre contre moi-même quand j’ai envie d’abandonner parce que, parfois, la vie nous rentre dedans et qu’il n’y a personne d’invincible. Ils m’ont appris que même si tes souliers sont tout abîmés, tu peux marcher quand même.

Véronique Poirier

Elle appelle ses élèves ses « poussins », même si ce sont des grands de secondaire 4 et 5. En classe, l’hiver, elle leur apporte des couvertures. Ils adorent ça. En ce printemps de pandémie, elle tente de leur en apporter encore, mais autrement.

Ses élèves ont souvent, dès le plus jeune âge, une charge mentale que même des adultes n’ont pas. « La jeune fille qui sort de l’école, qui doit aller chercher son petit frère à l’école primaire et l’autre à la garderie. Pendant que sa mère, préposée aux horaires atypiques, travaille, elle doit faire le souper, le ménage et les devoirs. Et quand elle a le temps de faire ses propres devoirs, il est déjà rendu 22 h… »

Toutes ces petites marques de courage au quotidien la touchent. « Tenir à sa famille. Être solidaires… Ils ont une conscience de l’autre que moi, je n’avais pas à leur âge. »

Beaucoup doivent travailler pour soutenir leur famille. « J’ai des élèves qui ont besoin de travailler pour manger. J’ai déjà eu un élève qui était à l’école le jour et travaillait la nuit. Il me disait : “J’envoie de l’argent en Haïti. Si je n’en envoie pas, ma mère ne mangera pas.” »

Ça, c’est souvent leur réalité en temps normal. En ces temps anormaux, parce qu’il faut bien manger et soutenir sa famille, nombre d’élèves travaillent encore plus qu’avant. Entendre le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, culpabiliser ceux qui le font dénote de toute évidence une déconnexion avec certains milieux.

À l’école Henri-Bourassa, pour s’assurer de n’échapper personne, la direction a créé un fichier Excel répertoriant ses quelque 2300 élèves et les besoins de chacun. On s’assure, depuis le début du confinement, de maintenir un lien avec chaque élève. Comment va-t-il ? Mange-t-il à sa faim ? Vit-il une situation familiale particulière ? On oriente les élèves vers les ressources communautaires appropriées. Les orthopédagogues et les enseignants qui travaillent avec les élèves en difficulté continuent de les encadrer malgré la distance.

Lorsque le téléphone sonne dans le vide, on n’hésite pas à aller sonner à la porte.

Bref, on ne les lâche pas. On leur tient la main à distance, même si ce n’est pas l’idéal. On s’assure de leur envoyer des travaux qui auront du sens pour eux, de continuer à les soutenir comme on le faisait déjà avant la pandémie. Au-delà de ce qui est inscrit au programme scolaire, il s’agit aussi de veiller à ce qu’ils tiennent le coup. De trouver pour les finissants qui n’auront ni bal ni cérémonie de remise de diplômes une autre façon de marquer ce passage important.

Pour beaucoup, l’école, c’est ce qui les tient. Contrairement à d’autres, ils craignent les congés scolaires. « Avant les vacances, c’est souvent le festival de la détresse humaine. » La pandémie est pire que les plus longues vacances.

En principe, le soutien est pour l’élève. Mais lorsque, pour un appel portant sur les choix de cours de l’an prochain, on attrape au passage une mère préposée aux bénéficiaires qui rentre de son CHSLD, on se rend compte qu’elle aussi a besoin de ventiler.

Il ne suffit pas de fournir un accès internet haute vitesse et des tablettes électroniques à tous les élèves pour que tous puissent reprendre leurs études comme si de rien n’était. « Si tu habites dans un logement insalubre et que tu ne sais pas si tu vas pouvoir manger à ta faim toute la semaine, même si on t’informatise jusqu’aux oreilles, ça ne marchera pas davantage… »

Est-elle inquiète ? « Je m’inquiète pour eux maintenant. Mais je m’inquiétais pour eux avant… »

La pandémie ne fait qu’accentuer des inégalités qui existaient déjà et que l’école tente d’aplanir.

Elle est inquiète, oui. Comment ne pas l’être ? Mais elle sait aussi que l’adversité, ses élèves la connaissent déjà. « Beaucoup pourraient nous en montrer en maudit. Ils sont faits forts. »

Les vents contraires soufflent fort ces jours-ci. Ce qui ne mine en rien l’enthousiasme de l’enseignante. « Je ferai le maximum pour mes élèves en tenant compte de leur réalité. »

Face au vent, ce que ses élèves lui ont appris est tout aussi précieux que ce qu’elle leur apprendra. « J’ai été entraînée par les meilleurs… »

Comptez sur elle pour « met fanm sou ou ».