L’histoire que je vais vous raconter n’est pas belle. Elle écorche les sentiments, elle égratigne notre dignité collective. Mais elle mérite d’être racontée, car elle parle des fissures de notre système de santé, celles que la crise de la COVID-19 nous braque au visage depuis deux mois.

Nicole Poulin a 77 ans. Jusqu’à tout récemment, elle vivait avec son mari dans la maison familiale malgré la maladie d’Alzheimer dont elle est atteinte. Le 23 mars, elle a fait un AVC. On l’a transportée à l’hôpital Charles-Le Moyne, où elle a été placée dans l’unité gériatrique.

PHOTO FOURNIE PAR ISABELLE JOANNETTE

Atteinte de la maladie d’Alzheimer, Nicole Poulin a été transférée dans le « centre de débordement » du CHSLD Champlain après avoir été hospitalisée à la suite d’un AVC.

Le 30 mars, alors qu’elle connaissait un épisode de délirium, on l’a transférée au CHSLD Champlain, à Brossard. L’hôpital voulait libérer des lits. Sa fille, Isabelle Joannette, et son conjoint, Éric Banville, étaient déçus. Ils auraient préféré qu’elle aille au Centre d’accueil Marcelle-Ferron, où se trouvent des membres de la famille de Nicole Poulin. Ils avaient d’ailleurs fait une demande en ce sens.

Au CHSLD Champlain, on a installé Mme Poulin dans un « centre de débordement » où plusieurs patients couchés sur des civières étaient séparés par des rideaux. Isabelle Joannette a alors pris contact avec les deux députés de sa région pour leur demander d’intervenir : Alexandra Mendès pour le fédéral, Gaétan Barrette pour le provincial. On lui a dit que la situation pandémique ne leur permettait pas d’agir.

Curieux hasard, le CHSLD Champlain est celui où Gaétan Barrette est venu prêter main-forte en tant que préposé et infirmier auxiliaire durant quelques jours en avril. Cela lui avait donné l’occasion de dire, tout en reconnaissant qu’il y avait un problème « réel », que les « renforts étaient là ».

Nicole Poulin est demeurée dans l’unité de débordement pendant cinq semaines. À la mi-avril, la dame a fait une chute. Cela a fait augmenter l’inquiétude de sa fille. Dans la foulée, on a annoncé à Isabelle Joannette qu’on allait la former pour devenir proche aidante. À partir du 24 avril, elle a donc pu voir aux soins de sa mère sur une base quotidienne.

Le 3 mai, alors qu’elle coiffait sa mère, elle s’est rendu compte que celle-ci avait une plaie ouverte à la tête. Une préposée lui dit qu’elle avait vu la blessure, mais qu’elle n’avait pas cru bon de s’en occuper. Une infirmière est venue nettoyer la plaie.

Le 7 mai, le mari de Nicole Poulin a reçu un appel l’informant que sa femme serait transférée dans une autre unité. Il fallait libérer l’unité de débordement pour y placer des patients atteints de la COVID-19. Le lendemain, en arrivant au CHSLD, une intervenante a demandé d’un air gêné à Isabelle Joannette si on lui avait parlé de la « chambre » de sa mère.

Mme Joannette a eu un choc ! La « chambre » en question est située dans la salle à manger du CHSLD. Coincé entre deux murs, dont un comportant une ouverture, le lit de Nicole Poulin est devenu son espace de vie. 

Il y a quelques jours, un patient qui avait des taches de selles sur lui est allé s’étendre dans le lit de Nicole Poulin. Mme Joannette a été témoin de la scène. Elle s’est empressée de changer les draps.

« Je revenais à la maison en pleurant comme un bébé et tombais dans les bras de mon chum en lui disant que cela n’a aucun sens de la laisser là, raconte Isabelle Joannette. C’est tellement triste à voir. En plus, ça empeste l’urine et le caca partout sur l’étage. Où sommes-nous rendus ? »

Un soir, Isabelle Joannette s’est retrouvée seule avec 18 patients entre 18 h 30 et 20 h. « Deux patients déambulaient seuls un peu partout et j’étais là, avec ma mère, impuissante. » Le 12 mai, un médecin a informé Isabelle Joannette que sa mère avait été retrouvée étendue sur le sol la veille et que personne n’était présent pour lui venir en aide. « À 21 h 45, un préposé l’a finalement ramassée et c’est alors qu’elle s’est mise à vomir. »

Isabelle Joannette veut que sa mère quitte cet endroit au plus vite. 

Le 9 mai, elle a réitéré sa demande de transfert vers le Centre d’accueil Marcelle-Ferron. La travailleuse sociale de l’endroit lui a dit qu’elle avait de la place, mais que le travailleur social du CHSLD Champlain devait obtenir une autorisation de l’hôpital Charles-Le Moyne. Manque de chance, le travailleur social en question est en congé parce qu’il est atteint de la COVID-19. La demande n’a pas suivi le bon chemin.

Face à cette situation, Isabelle Joannette a formulé une plainte auprès du Commissariat aux plaintes et à la qualité des services du CISSS de la Montérégie-Centre. Vendredi, elle a reçu un accusé de réception l’informant que l’étude de la plainte serait faite « dans un délai de 45 jours ».

Isabelle Joannette n’en veut pas au personnel du CHSLD Champlain. Elle voit bien que les préposés et les infirmières ont la langue à terre. « J’ai pris mon mal en patience, m’a-t-elle dit vendredi. J’avais peur que ma mère subisse les conséquences. Mais c’est tout croche, c’est mal organisé. Des chefs annulent les décisions d’autres chefs. »

Ce cri de détresse, Isabelle Joannette me l’a envoyé dans un courriel qui commence par « À qui de droit ». Elle l’a fait comme tous ceux qui l’ont fait jeudi à la suite de ma chronique – « De (très) lentes retrouvailles » – sur la lourdeur bureaucratique de notre système de santé, sur ses ratés, sur son incapacité à gérer cette crise qui nous enfonce chaque jour un peu plus dans d’étranges sables mouvants.

L’histoire de Nicole Poulin est comme beaucoup d’autres. Elle nous fait prendre conscience que notre système est d’une fragilité extrême. Les belles histoires qu’on racontait il y a quelques mois ont fait place à d’autres qui relèvent carrément du tiers-monde. Pourtant, notre cadre n’a rien à voir avec un coin perdu de la brousse où on aurait érigé un dispensaire de fortune. On dirait néanmoins que c’est parfois le cas.

L’histoire de Nicole Poulin est comme beaucoup d’autres. C’est bien là notre drame.

Une vraie chambre

Isabelle Joannette a reçu vendredi après-midi un appel de la direction du CISSS de la Montérégie-Centre l’informant qu’avant d’être transférée ailleurs, sa mère devait séjourner dans un « milieu tampon » pendant 14 jours. Ce lieu n’est pas prêt pour le moment. On lui a aussi dit que sa mère aurait une chambre au CHSLD Champlain. Elle devait en principe y être installée vendredi soir.

J’ai tenté d’obtenir une réaction du CISSS vendredi, sans succès.