C’est une autre épidémie, plus sournoise encore que celle de COVID-19. Je parle de l’épidémie de détresse que la crise entraîne. Une détresse très contagieuse. Parfois meurtrière.

La lutte contre la COVID-19 est beaucoup plus qu’un marathon, a dit la Dre Joanne Liu sur le plateau de Tout le monde en parle, dimanche : « On court un ultramarathon. Et on l’a commencé pieds nus. Ça va être rough. »

Pour l’ex-présidente de Médecins sans frontières, qui a déjà eu à courir pieds nus quelques fois lors de ses missions humanitaires, l’une des priorités pour réussir cet ultramarathon est de protéger les soignants. « Les membres du personnel de la santé sont notre meilleure et dernière ligne de défense en cas de pandémie. Pour leur bien et pour le nôtre, nous devons protéger leur santé physique et mentale », a-t-elle écrit dans le Globe and Mail, le 29 mars.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

« Alors que l’on nous répète que l’on manque de bras sur le terrain, le manque de soutien psychologique ne fait qu’accentuer le problème », écrit notre chroniqueuse. Sur la photo, une employée du CHSLD Yvon-Brunet, à Montréal.

Pour la santé physique, les gens sont généralement d’accord. Que des soignants n’aient pas d’équipement de protection adéquat ou qu’ils n’aient pas accès à des tests en nombre suffisant pour eux ou leurs patients n’est pas acceptable.

Mais alors que le souci de protection de la santé physique va généralement de soi, il en est souvent autrement pour la santé psychologique. Plusieurs ont encore tendance à croire que c’est secondaire. La maison brûle. Elle s’effondre sous nos yeux. Des gens meurent. Ce n’est pas le temps de s’occuper de la santé mentale de ceux qui, parfois avec un simple seau et beaucoup de courage, tentent d’éteindre le feu, se dit-on. Il me semble au contraire que c’est le temps ou jamais.

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Ça va aller, se disait Amina Khilaji, 28 ans, lorsqu’elle s’est portée volontaire pour travailler dans un CHSLD. Elle en avait vu d’autres. Durant son adolescence, elle avait vu sa mère souffrir et mourir, emportée par un cancer.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Amina Khilaji, 28 ans, s’est portée volontaire pour travailler dans un CHSLD.

« J’ai eu le culot de penser que j’avais fait preuve de courage quand j’ai pris soin de ma mère de 14 à 17 ans, mère qui était paralysée des seins jusqu’aux orteils », a-t-elle écrit dans un témoignage poignant sur Facebook devenu viral ces derniers jours.

« Ma mère, je l’ai soignée comme j’ai pu durant cette troublante période qu’est l’adolescence. Je l’ai fait boire. J’ai changé ses culottes d’incontinence. J’ai vidé sa sonde. Je l’ai massée. Je l’ai entendue crier des heures et des heures. De douleur. Crier au meurtre. Ça résonne encore dans ma tête. »

Elle en avait vu d’autres. Mais elle n’était pas préparée à voir ce qu’elle a vu seule, la nuit, dans ce CHSLD où elle a offert ses bras, en ayant une pensée pour sa mère, morte il y a 11 ans, entourée des siens.

Elle en avait vu d’autres. Mais elle ne pensait pas que ça brûlerait autant.

En état de choc, la rage au ventre, les yeux embués, elle a senti le besoin urgent de « ventiler ».

« On parle peu de la santé mentale des gens qui sont sur le terrain. Du genre de trauma qu’on vit quand on entre là », me dit-elle.

Je suis inquiète de l’impact psychologique de tout ça. On a vraiment sous-estimé cet aspect.

Amina Khilaji

« Quand le gouvernement demande aux gens de se présenter dans les CHSLD, personne ne leur dit qu’ils vont peut-être sortir de là extrêmement fragilisés mentalement. On envoie à peu près n’importe qui faire ça en ce moment. Ça ne fait pas de sens. »

Alors que l’on nous répète que l’on manque de bras sur le terrain, le manque de soutien psychologique ne fait qu’accentuer le problème. Au CHSLD, Amina a vu des gens craquer. « Il y a une fille qui a fait une semaine de nuit avec moi, qui est une étudiante en sciences infirmières. Après une semaine, c’était trop pour elle. Elle est partie. J’en vois plein qui ne viennent pas. Ils sont inscrits à l’horaire pour deux semaines, mais après trois jours, on ne les voit plus. D’autres quittent en plein milieu de leur quart de travail. »

Mais il serait injuste de blâmer ceux qui font défection, ajoute-t-elle. « Je ne me permettrais pas de les juger. Parce que maintenant que j’ai les deux pieds dedans, moi aussi, j’ai envie de m’en aller. »

À la suite de son cri du cœur, relayé par la députée solidaire Catherine Dorion, Amina a elle-même reçu des messages de psychothérapeutes interpellés par son témoignage qui lui ont offert leurs services. Elle l’apprécie. Mais elle qui milite depuis quatre ans pour des soins de psychothérapie remboursés par la RAMQ, elle sait que, faute d’en faire une responsabilité collective, trop de gens n’ont pas accès à des soins de santé psychologique.

Elle a des amis morts par suicide. Elle sait que la détresse psychologique peut être aussi meurtrière qu’un cancer. Elle sait aussi que la difficulté d’accéder à temps à des soins de santé psychologique peut être mortelle. Il y a un an, à Québec, elle a livré un témoignage à ce sujet au forum Jeunes et santé mentale. Elle a serré la main de la ministre de la Santé et des Services sociaux Danielle McCann. « La ministre a été très touchée par mon histoire. Elle a entendu mon plaidoyer pour des soins de psychothérapie gratuits. Elle m’a promis que l’on se reverrait. Je pense qu’on va se revoir… Mais dans un autre contexte, par exemple ! »

À la suite d’une chronique sur l’appel lancé par des psychologues désirant unir leurs forces pour s’assurer que ceux qui vont sur le terrain dans les CHSLD soient bien outillés psychologiquement, des lecteurs m’ont répondu que c’était un luxe que l’on ne pouvait pas se permettre en temps de crise. Amina n’est évidemment pas de cet avis. « Non, ce n’est pas un luxe. C’est une nécessité. »

Une idée évoquée par la Dre Marika Audet-Lapointe, psychologue et neuropsychologue, inspirée par une initiative semblable d’un psychiatre en Italie, est d’offrir des sortes de stations d’autoravitaillement psychologique — un peu comme ces stations de réhydratation où les marathoniens s’arrêtent rapidement afin de poursuivre leur course. Pour que les soignants et les volontaires à leurs côtés puissent reconnaître les indicateurs de détresse quand ils se présentent et se recentrer très vite vers ce qui donne du sens à leur travail dans l’adversité.

Superflu quand la maison brûle ? Au contraire. Comme me le disait la psychologue, si on sous-estime la santé psychologique, au lieu de soigner des brûlures légères, on risque de voir davantage de brûlures au troisième degré.

Pourquoi en arriver là ?

Pour Amina et tous ceux qui, comme elle, avec courage, courent pieds nus dans les cendres, n’attendons pas.

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