Pénurie de farine, lait jeté… S’il y a une chose que la pandémie a révélée au grand public, c’est la complexité de la chaîne alimentaire et sa précarité lorsqu’un de ses maillons se rompt. Et lorsque les abattoirs ferment à cause d’une éclosion, les éleveurs, eux, restent pris avec leurs animaux.

La pandémie de COVID-19 met à rude épreuve la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Conséquence des mesures mises en place pour protéger les travailleurs des abattoirs, près de 100 000 bêtes de trop s’entassent dans les porcheries du Québec.

« C’est dur sur le moral pour les producteurs. À la base, le producteur de porc, il a la couenne dure. Il est habitué, il en a vu d’autres neiger, mais celle-là, d’arriver à 100 000, on ne l’a jamais vue », explique le président des Éleveurs de porcs du Québec, David Duval.

Aux États-Unis, la fermeture d’usines de transformation animale commence à se traduire par l’euthanasie de porcelets ou l’avortement de truies, selon plusieurs médias américains.

Au Québec, on veut éviter à tout prix le scénario des abattages « humanitaires », c’est-à-dire des euthanasies de masse dans les porcheries.

Est-ce envisageable au Québec ? « S’il y a un abattoir qui ferme, je te dirais que oui », répond David Duval.

« Ça ne serait pas évident pour une société de voir que tu produis quelque chose et que tu vas l’euthanasier parce que tu n’as pas la capacité pour les abattre. Le producteur lui-même, dans sa tête, ça ne fonctionnerait pas. Il ne fait pas tout ça pour voir un animal qui ne sera pas consommé. Surtout quand tu sais qu’il y a du monde qui a faim sur la planète », explique-t-il.

Pourquoi un tel surplus ?

Plusieurs travailleurs d’abattoirs ont été infectés par la COVID-19 depuis le début de la pandémie. Le phénomène a commencé à l’usine Olymel de Yamachiche avec une poignée de cas. L’abattoir a été fermé pour deux semaines le 29 mars, alors que neuf employés avaient été déclarés positifs. Depuis, on y recense 129 cas, dont 122 sont considérés comme guéris.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

À l’usine Olymel de Yamachiche, 129 cas de COVID-19 ont été recensés parmi les employés.

Selon des chiffres de l’entreprise, on a aussi recensé 71 cas à l’abattoir d’Ange-Gardien, en Montérégie, et 31 dans l’établissement de Saint-Esprit, dans Lanaudière.

Afin d’assurer la sécurité des travailleurs, des mesures de distanciation physique ont été mises en place dans ces usines. Des plexiglas ont notamment été installés entre les postes de travail où il est impossible de garder deux mètres de distance. Durant quelques semaines, la cadence d’abattage au Québec a donc beaucoup diminué.

Conséquence : près de 100 000 porcs sont actuellement « en attente » d’être transformés. Ils continuent d’engraisser et de s’entasser dans les porcheries. En temps normal, il y en a entre 10 000 et 15 000. 

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

David Duval, président des Éleveurs de porcs du Québec

C’est chaotique pour certains producteurs et catastrophique pour d’autres.

David Duval, président des Éleveurs de porcs du Québec

Selon Agriculture et Agroalimentaire Canada, 8,3 millions de porcs sont abattus annuellement au Québec.

« Yamachiche a repris son envol, mais s’il y avait un autre abattoir qui fermait, ça serait catastrophique », explique David Duval.

Selon les Éleveurs de porcs, le Québec a une capacité d’abattage de près de 170 000 porcs par semaine. La semaine du 20 avril, le compteur était à environ 120 000 animaux abattus.

Moins de désossage

Les usines de transformation de porc fonctionnent désormais à 90 % de leur capacité « pré-COVID », indique le premier vice-président d’Olymel, Paul Beauchamp. Par contre, le type de coupe a dû être revu pour permettre une augmentation de la cadence. 

PHOTO FOURNIE PAR OLYMEL 

Paul Beauchamp, premier vice-président d’Olymel

On a sacrifié des valeurs ajoutées pour être en mesure de respecter les rythmes d’abattage.

Paul Beauchamp, premier vice-président d’Olymel

Les coupes primaires ont été maintenues, mais celles qui nécessitent davantage de désossage ont été abandonnées pour l’instant. « Quand vous avez un poste de travail sur deux, là vous n’êtes pas capable de faire de la valeur ajoutée parce que la ligne, elle fournit toujours à la même vitesse, mais là tu as la moitié moins d’employés pour faire ta valeur ajoutée. »

Équilibre fragile

Comme le dit l’adage, une chaîne est aussi solide que son maillon le plus faible. Pénurie de farine et lait jeté : la pandémie a mis en lumière la complexité de la chaîne alimentaire et son équilibre fragile. 

Il faut neuf mois pour qu’un cochon soit prêt à être abattu. Il pèse alors entre 130 et 135 kilos. Les truies sont mises enceintes dans des établissements appelés « maternités ». La gestation dure trois mois, trois semaines et trois jours.

Une fois nés, les porcelets y restent trois semaines. Ils sont ensuite transportés dans un autre type de porcherie, les pouponnières, pour sept semaines. Puis, ils sont de nouveau déplacés vers des sites d’engraissement pour 18 semaines. Au-delà de 155 kilos, les porcs sont trop gros pour entrer dans la machinerie des abattoirs.

« Un porc en attente, ça implique aussi un coût économique parce qu’un producteur, il est censé sortir son porc qui va lui redonner un revenu pour nourrir le prochain. Ben là, s’il ne le sort pas et que le prochain rentre quand même, mais lui n’a pas les liquidités pour le nourrir », explique David Duval.

Pertes estimées de 675 millions 

Le 23 avril dernier, le Conseil canadien du porc a demandé au gouvernement fédéral un paiement d’urgence de 20 $ par porc. Les pertes anticipées des producteurs canadiens sont évaluées à 675 millions pour 2020.

« Sans ce paiement, les fermes familiales disparaîtront et nous serons témoins des perturbations de la chaîne d’approvisionnement alimentaire et d’une insécurité alimentaire accrue au fil du resserrement de l’offre et de la hausse des prix des aliments », a averti Rick Bergmann, président du Conseil canadien du porc (CCP) et producteur du Manitoba.

> (Re)lisez le dossier « Les leçons de Yamachiche »