J’ai sorti mon pèse-mots pour écrire cette chronique, je la souhaite d’avance le plus nuancée possible. Je veux parler du privilège immense de travailler et de recevoir un chèque de paie ces jours-ci.

Juste pour mars, il s’est perdu un million d’emplois au Canada.

Bien sûr, il existe une panoplie de programmes gouvernementaux destinés à amortir le choc financier pour ceux qui perdent leur emploi. Bien sûr.

Mais l’inquiétude est là quand même : les chèques de l’État couvrent un minimum. Dans bien des cas, ça ne couvre pas toutes les dépenses d’une personne, d’une famille.

Et l’inquiétude touche également l’avenir pour ceux qui ont perdu leur emploi : vais-je pouvoir me trouver un autre job, après ?

Ça touche aussi ceux qui ont la chance d’occuper un emploi : est-ce que mon employeur survivra à la récession qui s’en vient ?

Il y a une catégorie de salariés qui n’ont rien à craindre : les employés de l’État.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que les gens qui sont employés de l’État ne devraient pas être payés, s’ils ne travaillent pas actuellement. Plus il y aura de gens qui continueront à recevoir une paie, plus ça stimulera l’économie et plus ça profitera à autrui en retombées économiques.

Je le souligne à grands traits : si vous travaillez pour l’État, je suis content que vous puissiez recevoir une paie et les avantages sociaux qui viennent avec, même si vous ne travaillez pas actuellement.

Mais il faut que vous preniez la mesure de l’immense chance dont vous bénéficiez.

Je ne dis pas que les employés de l’État sont des bébés gâtés. Mais depuis le début de cette crise, camarades, je remarque des sorties de vos syndicats qui sont complètement divorcées du réel.

Le 31 mars, La Presse : « Le télétravail génère du stress chez les employés de l’État ». Dans l’article, Christian Daigle, président du Syndicat de la fonction publique du Québec, déplorait « l’improvisation » entourant l’implantation du télétravail.

Le 24 mars, Radio-Canada : la présidente du syndicat des employés de la SAQ, Katia Lelièvre, jugeait « déplorable » que la société d’État demeure ouverte en tant que service essentiel. Je la cite : « Pour les employés des succursales, se faire dire de façon claire qu’une personne ne devrait pas se trouver nulle part ailleurs que dans sa résidence, et que sa priorité est de venir acheter du vin, c’est quand même anxiogène. »

Le 23 avril, Le Soleil : « Retour au travail : des fonctionnaires en panique ». L’article portait sur un protocole de retour au travail créé par le Conseil du trésor, pour anticiper la suite des choses.

Je cite Line Lamarre, du Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), inquiète à l’idée de réunir des centaines de personnes dans un même immeuble : « Au Complexe G, quelques milliers de personnes vont toucher aux poignées de portes principales pour entrer et sortir et là, c’est sans fin, les gens vont aux mêmes toilettes, puis utilisent les mêmes lavabos : si on contamine un lavabo, vous savez ce que ça veut dire. »

Le 30 mars, j’ai reçu à la radio Josée Scalabrini, présidente de la FSE-CSQ, un grand syndicat d’enseignants. Je lui ai demandé ce qui empêchait les enseignants du primaire d’appeler leurs élèves une fois par semaine. Je donnais l’exemple d’une classe de 28 élèves.

Je cite Mme Scalabrini, qui voyait plein d’obstacles à ce que les profs fassent cinq appels par jour ouvrable à leurs élèves en confinement : « Faut que je la fasse, cette cédule-là, faut que le directeur d’école tienne compte qu’il y a peut-être de ses enseignants qui sont malades présentement, y a peut-être des enseignants qui ne sont pas disponibles parce qu’ils sont des aidants naturels, il faut qu’il se fasse un bilan de qui peut faire quoi et il faut rassurer tout le monde […]. Je vais vous donner un autre grand défi qu’on a, parce qu’on n’est pas un travailleur social, pas un psychologue, pas un psychoéducateur… La famille que je vais appeler pis que je me rends compte qu’ils vivent un drame, c’est quoi le chemin que je dois prendre, moi, parce que généralement, de façon confidentielle, on est outillés avec notre directeur pour dire qu’est-ce qu’on fait… »

Je prends ici une grande, grande respiration. J’essaie de rester zen. C’est dur. Analysons…

Le « stress du télétravail » ? Je compatis. Mais dans la grande échelle du stress dans l’époque actuelle, les fonctionnaires forcés de gérer « l’improvisation » de l’implantation du télétravail, c’est assez loin derrière une maisonnée dont le père et la mère ont perdu leur job, carrément; c’est loin derrière l’entrepreneure qui a vu ses ventes s’écrouler depuis six semaines et qui flirte avec la faillite.

Vivre l’état « anxiogène » d’avoir à côtoyer des clients qui viennent acheter du vin ? Les employés du commerce au détail, dans le privé, vivent la même chose. Ils vivent la mauvaise humeur des clients. Ceux-là ne m’ont pas écrit pour exiger que ferment les épiceries. Ceux de la SAQ, oui. Évidemment, si l’État met la SAQ sur pause, l’État paiera les employés de la SAQ. Si Metro ferme, ses employés ne seront pas payés. Ça change le point de vue.

Les lavabos du Complexe G ? Je ne sais même pas par où commencer pour dire mon exaspération devant les propos de la présidente du SPGQ, tellement c’est loufoque d’absurdité. Je vais dire ceci : les 200 employés de Cogeco – la chaîne de radio où je travaille – qui ont été mis à pied jusqu’au mois d’août ont très, très, très hâte de revenir ouvrir les portes du bureau et d’en utiliser les lavabos. Il faut dire qu’ils ne reçoivent plus de chèque de l’employeur, contrairement aux membres du SPGQ.

PHOTO ERICK LABBÉ, LE SOLEIL

L’édifice Marie-Guyart (aussi appelé Complexe G), à Québec,
 est le lieu de travail de milliers de fonctionnaires.

Et je conclus avec trois mots en réponse à l’argument lavabo de Mme Lamarre…

Gants.

Masques.

Purell.

Quant à la « cédule » d’appels évoquée par Mme Scalabrini comme un grand obstacle à franchir pour que les enseignants du public fassent cinq appels par jour alors qu’ils sont payés, je dirai juste ceci : le Grand Capital fait bien sûr la chasse aux syndicats, mais cristie que les syndicats sont bons pour se tirer une balle dans les deux pieds, des fois.

Y a plein de gens qui souffrent, actuellement. Des gens qui vivent un stress bien réel lié à leur survie économique, sans la certitude d’un salaire garanti. Les syndicats des employés de l’État devraient s’en souvenir avant de s’exprimer publiquement, ces jours-ci. Ça les aiderait à peser leurs mots.