Le printemps avait été dur mais l’été, radieux, annonçait des jours meilleurs. En ce temps-là, on accolait des surnoms à la plupart des habitants de Rivière-Trois-Pistoles, un petit village du Bas-du-Fleuve. Il y avait la Noire, il y avait la Catin. C’était en 1918.

La Catin était morte au printemps. Emportée par la grippe espagnole. Mais déjà, ça semblait être de l’histoire ancienne. Les villageois étaient soulagés d’être passés au travers. Ils avaient repris leurs activités, leur vie d’avant.

C’est là qu’est arrivée la deuxième vague.

Elle était autrement plus meurtrière. À Rivière-Trois-Pistoles, Blanche, 18 ans, n’a pas survécu. « Elle a été fauchée comme les blés », raconte Marie-Hélène Lavoie, 73 ans. Sa mère, Éveline, était la petite sœur de Blanche.

La pandémie de grippe espagnole a tué de 20 à 50 millions de personnes dans le monde, dont 50 000 au Canada. Elle a pris son temps. Elle a tué en trois vagues avant de disparaître pour de bon, en 1920.

La première vague, au printemps 1918, a été relativement faible. La deuxième, l’automne suivant, a été dévastatrice. Le virus avait muté ; il était plus virulent. Il tuait des vieillards, des enfants, mais aussi de jeunes adultes en 24 heures.

Évidemment, la COVID-19 n’est pas la grippe espagnole. Mais il y a sans doute deux ou trois leçons à tirer de la pandémie la plus catastrophique de l’histoire moderne.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Des études menées jusqu’à présent suggèrent qu’une mince fraction de la population a été infectée par le coronavirus, rappelle notre chroniqueuse.

À l’époque, comme aujourd’hui, il n’y avait pas de vaccin. Les meilleurs moyens que les autorités avaient trouvés pour limiter la propagation ? La fermeture des écoles et des commerces. Le port du masque. La distanciation physique.

C’est vous dire tout le progrès qu’on a accompli en un siècle…

À l’époque, comme aujourd’hui, la nécessité de sauver des vies avait fini par se buter à celle de sauver l’économie du naufrage. À travers le monde, des villes ont cédé à la pression populaire en levant les mesures de confinement. Trop tôt.

D’où la deuxième vague…

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Le Québec est aujourd’hui séparé en « deux mondes », a remarqué François Legault, mercredi, en point de presse. Celui, chaotique, des CHSLD de la région montréalaise. Et celui, presque normal, du reste de la province.

Presque normal, à part le fait que tout est fermé, bien sûr.

La semaine prochaine, Québec annoncera un plan de réouverture des écoles et des commerces. Un plan très graduel, a prévenu le premier ministre, « pour s’assurer qu’on ne voie pas une nouvelle vague ».

Faudrait pas repartir comme en 1918…

En région, on sent l’impatience qui enfle, qui gronde. Des commentateurs de radio tapent du pied. Des présidents de chambre de commerce aussi. Il y a même un avocat de Mont-Saint-Hilaire qui s’est adressé aux tribunaux pour faire annuler les mesures d’urgence — exagérées, selon lui.

On lui souhaite bonne chance.

C’est la même impatience qui fait descendre des manifestants américains dans la rue, au mépris des règles de confinement de leurs États. Donald Trump les encourage, lui qui brûle de redémarrer la machine économique.

« Il est possible que l’assaut du virus contre notre pays, l’hiver prochain, soit encore plus difficile que celui que nous venons de vivre », parce qu’il coïncidera avec l’éclosion de la grippe saisonnière, a prévenu le directeur des Centres pour le contrôle et de la prévention des maladies, Robert Redfield, dans une interview au Washington Post.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que les régions qui n’ont pas été touchées par la pandémie ne l’ont pas été… encore.

Elles le seront. Sans vaccin, ce n’est qu’une question de temps.

Non seulement les régions seront touchées, mais si on lève les mesures de confinement trop vite, elles risquent d’être frappées de plein fouet.

Des études menées jusqu’à présent suggèrent qu’une mince fraction de la population a été infectée par le coronavirus : moins de 5 %, estiment les scientifiques, alors qu’il en faudrait 70 % pour stopper la propagation du virus.

On est très loin de l’immunité collective.

Il faudra bien finir par sortir, malgré tout. Il faudra bien reprendre nos vies là où on les avait laissées. Mais il faudra garder en tête qu’une ouverture, même contrôlée, risque de se payer en vies humaines.

Ce n’est pas une prédiction : les scientifiques se tuent à nous répéter qu’il n’y a pas de certitude. Et pas plus de solution miracle. On nage en plein brouillard.

Raison de plus pour jouer de prudence.

En ce moment, François Legault marche à tâtons sur un fil ténu. Il sait que rouvrir le Québec peut faire des morts. Mais il sait aussi que ne pas le rouvrir peut attiser la colère. Il n’a qu’à regarder ce qui se passe au sud de la frontière.

Cette colère peut se transformer en défiance, qui peut se transformer en mouvement populaire, qui peut se transformer en épidémie hors de contrôle…

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Peut-être n’a-t-on pas à forcer les choses.

Lors de la pandémie de grippe espagnole, les villes américaines qui avaient imposé les mesures de confinement les plus sévères s’en sont mieux sorties que les autres. Après la crise, leurs économies ont rebondi plus vite, plus fort.

Peut-être n’a-t-on pas à choisir entre la bourse et la vie.

Bien des économistes sont d’avis qu’on doit se préoccuper de santé publique avant d’espérer pouvoir relancer la machine économique. Parce que pour relancer cette machine, il faut qu’une masse critique de gens aient confiance.

Confiance de pouvoir recommencer à sortir, à magasiner, à aller au restaurant, au cinéma, en voyage.

Confiance de pouvoir consommer sans risques exagérés d’en tomber gravement malade — ou d’en mourir.

Cette confiance n’est pas gagnée. Pas encore. Bien des Québécois préfèrent rester sagement chez eux, comme on le leur demande. Mercredi, François Legault a d’ailleurs pris soin de rassurer les parents : ils n’auront pas à envoyer leurs enfants à l’école s’ils ne le veulent pas.

Peut-être faut-il choisir la vie ; la bourse suivra.