Manquements envers la santé et la sécurité des usagers. Dossiers médicaux incomplets. Manque de formation. Absence de collaboration de la direction. Une coroner soulevait déjà, l’an dernier, de nombreux problèmes au CHSLD Herron de Dorval, révèle un rapport obtenu dimanche par La Presse.

La coroner a directement interpellé le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal dans la foulée de son enquête, lui demandant notamment d’encadrer l’établissement et de s’assurer de la santé et de la sécurité des usagers.

Plusieurs familles ont, pour leur part, affirmé à La Presse avoir déposé des plaintes au cours des derniers mois à des instances du CIUSSS pour les alerter de la situation dans cette résidence pour aînés que Québec a annoncé avoir placée sous tutelle vendredi. Elles témoignent de la négligence vécue par leurs proches et de l’angoisse de les savoir ainsi laissés à leur sort.

Rappelons que 31 personnes y sont mortes depuis le 13 mars, dont cinq officiellement de la COVID-19. Cinq autres résidants sont hospitalisés. Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal est intervenu à la résidence le 29 mars « dans le contexte de l’urgence sanitaire ». Ses équipes ont découvert un « film d’horreur ». La majorité des employés étaient malades ou avaient déserté. Une enquête policière est en cours, de même qu’une enquête du bureau du coroner.

Rapport accablant

Déjà l’an dernier, une coroner avait sonné l’alarme. Me Julie-Kim Godin a déposé un rapport accablant en mars 2019 dans la foulée de la mort d’une femme de 94 ans, étouffée avec sa nourriture. La nonagénaire souffrait d’alzheimer et de dysphagie. Elle était nourrie par une préposée aux bénéficiaires lorsqu’elle a suffoqué.

Les informations concernant les circonstances de sa mort n’ont pas été consignées par écrit, empêchant la coroner d’établir hors de tout doute la chronologie des événements – ce qu’elle dénonce. Aucun rapport d’accident n’a été rempli par le personnel. Le fouillis était tel que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a ouvert une enquête.

« Mentionnons d’emblée que les versions des différents témoins diffèrent quelque peu quant à la chronologie des évènements », écrit Me Godin. Selon ce qu’elle a découvert, en pleine cafétéria, personne ne semble avoir effectué de manœuvres pour dégager les voies respiratoires de la victime.

Une préposée a aussi raconté qu’elle n’avait pas appelé le 911 au moment des faits « car elle n’avait pas le pouvoir ni l’autorité de le faire ». « Qu’est-ce qui est enseigné au personnel de cet établissement ? Pourquoi ne pourrait-on pas demander l’aide requise en situation d’urgence ? », demande la coroner.

Lorsqu’elle a tenté de joindre le service de gestion des risques et le directeur de l’établissement, « ces derniers n’ont pas donné suite à [ses] demandes d’information ».

En cours d’enquête, Me Godin écrit avoir joint le CIUSSS, qui lui a indiqué que des recommandations avaient déjà été envoyées à la direction du CHSLD Herron et « qu’elles ne semblent pas avoir été mises en application ». On l’a aussi informée que le CHSLD était « en défaut de saisie de déclarations d’incident ou d’accident et n’avait probablement pas de comité de gestion des risques ».

Le CIUSSS a malgré tout continué d’acheter des places dans la résidence afin d’y envoyer des personnes en attente d’hébergement dans le système public.

Des familles en colère

« Il y aurait eu matière à porter plainte pour tellement de choses. Il fallait se battre avec eux pour que ma mère ait des soins. » Jean-Michel David connaît bien la résidence Herron. Sa mère y habite depuis quelques mois. Il cherche depuis presque aussi longtemps une place ailleurs.

« C’était, avant même la pandémie, un endroit atroce, où il fallait intervenir chaque semaine pour faire appliquer un plan de soins minimaliste, sans grand succès la plupart du temps. »

Ses sœurs et lui ont souvent eu à intervenir parce que leur mère, qui a une stomie, un sac branché sur l’intestin, les appelait en panique. Le sac avait débordé dans son lit, et personne ne venait quand elle actionnait la cloche d’appel. « C’est arrivé 10, 15, 20 fois. Elle était coincée dans son lit souillé assez longtemps pour nous appeler et qu’on essaie de joindre quelqu’un là-bas. » La famille a sonné l’alarme au CLSC de Lachine à ce sujet.

Luc Vincent a lui aussi porté plainte contre la résidence Herron, cette fois au CLSC de Dorval. « Ils nous ont dit qu’ils n’intervenaient pas au privé. »

Sa tante de 98 ans habitait l’endroit jusqu’à tout récemment. Elle est morte le 8 avril au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Elle avait été trouvée une semaine plus tôt affaissée dans la salle de bains. Elle avait fait un AVC et elle était contaminée à la COVID-19. « On ne sait pas lequel des deux l’a tuée. »

M. Vincent rendait visite à sa tante plusieurs fois par semaine.

Je me suis plaint à la direction à de nombreuses reprises. On oubliait de lui donner ses médicaments contre la douleur. Il manquait d’employés. Elle n’avait pas toujours son bain. Des fois, ils oubliaient d’aller la chercher pour les repas. À sa fête, on est allés la visiter et ça faisait 20 minutes qu’elle attendait dans les toilettes.

Luc Vincent, dont la tante habitait au CHSLD Herron jusqu’à récemment

« On se pose des questions, poursuit l’homme. Est-ce qu’elle a vécu l’horreur ? Est-ce qu’elle a souffert des lacunes qui ont été exacerbées par la crise ? »

Ces questions, Suzanne Talbot se les pose constamment. Sa mère est confinée dans sa chambre du CHSLD Herron. Elle a commencé à présenter des symptômes du coronavirus le 29 mars, mais n’a toujours pas de diagnostic.

Le 28, la veille de l’intervention musclée du CIUSSS, sa mère l’a appelée complètement affolée. « Elle me disait que quelque chose n’allait pas bien à la résidence, qu’elle avait peur d’attraper le virus. J’essayais de parler à quelqu’un là-bas, et personne ne répondait. »

Elle aussi a souvent eu à intervenir auprès du personnel. « À son âge, ma mère a de petits accidents la nuit. Des fois, son lit n’avait pas encore été changé à 16 h. C’est déjà arrivé que je change le lit moi-même. »

« Il y a des gens qui travaillent là qui sont extraordinaires, mais ils sont débordés. Et ça, c’était avant la fin de semaine où tout le monde a quitté. » Depuis, Mme Talbot peine à obtenir de l’information. Et elle s’inquiète.

Autre famille, même histoire, et autant de questions. « Je ne comprends pas que personne n’ait sonné l’alarme. Personne n’a levé le drapeau ? », se demande Alain Trudel, dont le père vit à la résidence. Il ne comprend pas que la situation ait mis tant de temps à venir aux oreilles des autorités.

Déjà avant la pandémie, dit-il, les soins étaient « inégaux », et le roulement de personnel était « problématique ». « J’ai retrouvé mon père dans son lit souillé. Il y avait des excréments sur le plancher. Il avait enlevé sa couche. S’il y avait un dégât d’urine le week-end, il n’y avait personne pour ramasser. Quand la lumière a brisé dans sa chambre, il a fallu deux semaines pour la réparer. »

Il est en colère contre l’établissement, qui « aurait dû demander de l’aide ». « Dès qu’on va pouvoir, on va le sortir de là. »

Les propriétaires contre-attaquent

La Presse s’est rendue dimanche à Gatineau à la résidence personnelle de Samir Chowieri, président et fondateur du Groupe Katasa, afin d’obtenir ses commentaires. C’est cette entreprise qui est propriétaire du CHSLD Herron.

Un homme dans la trentaine et portant la barbe a ouvert la porte, mais il a refusé de répondre aux questions. Il s’est borné à dire que le Groupe Katasa comptait publier un communiqué de presse dans la journée pour commenter la situation et il a fermé la porte.

Tard en soirée, dans une déclaration officielle été envoyée à La Presse, la société a jeté le blâme sur le CIUSSS. « La direction et tout le personnel s’unissent pour transmettre leurs plus sincères condoléances aux familles affectées. Depuis le début de la crise, les employés du CHSLD Herron ont fait des efforts extraordinaires, mais leurs appels à l’aide n’ont pas été entendus par le CIUSSS Ouest-de-l’Île. Nous espérons que l’attention suscitée par notre situation permette de lever le voile sur le manque de soutien du CIUSSS Ouest-de-l’Île aux équipes à l’œuvre dans les CHSLD. »

Ce « manque de soutien » a été dénoncé dans une lettre envoyée à la ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, et dont nous avons obtenu copie. Dans cette missive datée du 7 avril, soit plus d’une semaine après l’intervention du CIUSSS du 29 mars, Katherine Chowieri, gestionnaire et propriétaire, accuse le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal de « manque de collaboration et de cohérence dans l’application des recommandations du Ministère », ce qui « génère une situation de crise » et « augmente les incidents des cas de COVID-19 positifs ».

Mme Chowieri énumère une longue liste de constats de « l’évolution catastrophique de la situation ». Y figurent notamment le « manque d’échange et de collaborations avec le personnel du CHSLD Herron, qui a généré la confusion, un manque de cohérence dans les soins et les services, laissant les résidents sans supervision, sans soutien et sans les soins essentiels », ainsi que le « non-respect des plans de soins de base pour nos patients-COVID négatifs, résultant avec des décès non justifiés ».

En réponse à ces allégations, le CIUSSS a rappelé, dimanche soir, être intervenu à la résidence dès le 29 mars.

« Les propriétaires de la résidence n’ont pas collaboré pleinement, forçant le CIUSSS à les mettre en demeure à deux reprises et à leur transmettre une ordonnance de la Direction de la santé publique de Montréal le 7 avril dernier », ont indiqué les représentants du CIUSSS par courriel.

Ils ont tenu à rassurer les usagers et leur famille : « Nous sommes conscients qu’il s’agit d’une situation difficile pour les résidants et leurs familles, mais sachez que nos équipes sont en place, pleinement opérationnelles et mobilisées afin d’assurer la sécurité et le bien-être des résidants. »

Le CIUSSS et la direction du CHSLD Herron s’en remettent à l’enquête déclenchée par le SPVM et disent tous deux collaborer pleinement avec les autorités.