Déjà, on s’habitue aux statistiques. Le nez collé aux tableaux, on se félicite quand la courbe fait mine de s’aplatir. On perd de vue que, derrière les chiffres qui oscillent, il y a autant de vies volées, de familles brisées.

Mais sur le terrain, rien de tout cela n’est théorique. Sur le terrain, il y a du sang et des larmes. « C’est une vraie guerre », insiste Karl Weiss, chef du service des maladies infectieuses de l’Hôpital général juif de Montréal.

PHOTO FOURNIE PAR KARL WEISS

Karl Weiss, chef du service des maladies infectieuses de l’Hôpital général juif de Montréal, en était jeudi à son 26e jour de travail d’affilée.

La planète vient de passer le cap des 100 000 morts. Depuis mardi, près de 2000 personnes meurent chaque jour aux États-Unis. « À part une guerre, qu’est-ce qui fait autant de morts ? »

Quand je l’ai rencontré, jeudi, le Dr Weiss en était à son 26e jour de travail d’affilée à l’Hôpital général juif, l’un des principaux champs de bataille du Québec.

Fourbu, le médecin m’a raconté sa journée, au front.

6 h

Karl Weiss avale un café en parcourant les journaux. Il s’informe des développements en Europe, en Italie surtout, où la pandémie a frappé avant d’atteindre l’Amérique du Nord. Il se souvient d’avoir lu pour la première fois en décembre un article à propos d’une éclosion en Chine. À l’époque, la menace semblait lointaine, hypothétique. Et puis, tout a déboulé.

« Une pandémie, c’est Pearl Harbor. Vous vous faites attaquer au moment et à l’endroit où vous vous y attendez le moins. Tout le monde pensait que la prochaine pandémie impliquerait un virus de l’influenza. Soudain, on se retrouve avec un virus complètement différent, plus agressif, qui se répand comme une traînée de poudre sur la planète. »

7 h 20

Le Dr Weiss arrive à l’Hôpital général juif de Montréal, dans Côte-des-Neiges, l’un des quartiers où l’on dénombre le plus de cas d’infection de la province. Ça tombe bien, l’hôpital a été désigné dès le début de la crise pour accueillir des patients infectés par la COVID-19. En ce moment, ils sont une soixantaine.

Quand il pénètre dans l’hôpital, le Dr Weiss n’est pas anxieux. Enfin, pas trop.

C’est un peu comme entrer au cœur du réacteur nucléaire. On est toujours protégé. L’hôpital est un environnement contrôlé, j’ai un masque, de l’équipement.

Le Dr Karl Weiss

À la limite, le Dr Weiss est moins anxieux à l’idée d’intuber un patient infecté que de… faire ses courses. « Au supermarché, je ne sais pas qui a touché à quoi. » Il se sent à découvert ; le danger peut venir de partout.

8 h

Le Dr Weiss entre dans la « war room » de l’hôpital pour élaborer la stratégie du jour contre la pandémie. Il pénètre dans un petit local encombré de boîtes de carton, de bibliothèques et de classeurs de métal. Il s’installe devant un ordinateur, seul. La war room est… virtuelle. « Ce serait une catastrophe pour nous si tout le monde tombait malade en même temps. »

Les médecins discutent des cas les plus inquiétants, s’échangent des radiographies. Le coronavirus frappe fort, beaucoup plus fort qu’ils ne l’auraient cru possible. « Des gens en forme ont besoin de soutien en oxygène pendant une période anormalement longue. J’ai vu des milliers de cas de grippe dans ma carrière. Je suis passé à travers le H1N1. L’influenza, ce n’est pas ça. Ce n’est pas pareil. La COVID-19 est une maladie beaucoup plus sévère. »

9 h

Le Dr Weiss appelle ses patients habituels pour leur offrir des consultations à distance. La pandémie a forcé le Québec à se mettre à la télémédecine à toutes vapeurs. Et ce n’est qu’un début. « Un jour, je pourrai prendre vos signes vitaux à distance, grâce à votre iPhone. Dans un coin de l’écran, j’aurai accès à votre ordonnance. Je cliquerai, je la remplirai et je l’enverrai directement à votre pharmacien. Ça va arriver. » Comme la production massive de pénicilline est arrivée pendant la Seconde Guerre mondiale, pour soigner les soldats américains blessés au combat. « Souvent, ces situations sont des catalyseurs de changement. »

11 h 30

Le Dr Weiss monte aux étages. Il se dirige vers l’unité du pavillon K consacrée à la pandémie. Il doit traverser un sas pour avoir accès aux 24 chambres à pression négative. Dans l’aile toute neuve des soins intensifs, les patients infectés sont alités dans des cubicules fermés, sécurisés. Certains restent jusqu’à 12 jours branchés à un respirateur artificiel. « Ça prend du temps avant qu’on soit capables de les sevrer de leur oxygène. C’est laborieux. »

Chaque jour, le Dr Weiss visite les patients, pour mieux étudier l’ennemi. « Parfois, dans les grands comités, les gens essaient d’organiser des ripostes, mais n’ont aucune idée du terrain. Je dis toujours que si vous voulez être un bon général, il faut que vous soyez dans les tranchées. »

13 h

Nouvelle réunion virtuelle, cette fois avec un groupe multidisciplinaire chargé de trouver un traitement à la COVID-19. Vaste programme. Il y a quatre mois, ce microbe était encore inconnu. À ce jour, il n’existe aucun médicament capable de l’anéantir.

« Qu’est-ce qu’on va pouvoir donner ? Sur la planète, on a tout essayé. » Des antirétroviraux, des médicaments déjà sur le marché, le sérum des convalescents. Tout. « On est en train d’essayer des affaires au milieu de la tempête. On ne fait jamais ça en médecine, habituellement. »

Mais voilà, il y a urgence. Les gens tombent comme des mouches. Parmi les molécules testées à l’hôpital, l’hydroxychloroquine, sujet d’une polémique internationale. « Y a-t-il un effet bénéfique ? Je ne le sais pas. Mais comme on n’a rien, dans un tel contexte, que perd-on à le donner dans un environnement contrôlé ? »

14 h 30

Retour à la war room. Médecins, infirmières et gestionnaires analysent les données fournies au point de presse de 13 h. Ils font le compte de leurs munitions. « Est-ce qu’on a assez de masques, est-ce qu’on attend des livraisons ? Est-ce qu’on a assez de médicaments ? »

Pour l’instant, les stocks de l’hôpital semblent suffire, mais l’inquiétude est palpable. Le Québec est sur la corde raide. Pour ne pas manquer de masques N95, il faudra les utiliser avec parcimonie. « C’est clair qu’on n’était pas prêts. […] Le problème, c’est qu’il n’y avait pas de réserves stratégiques au Québec, ni dans la plupart des pays, pour répondre à une pandémie de cette ampleur. »

15 h

Le Dr Weiss retourne auprès des patients. Au front. Songe-t-il parfois aux dizaines d’infirmières et de médecins italiens tombés au combat ? Craint-il d’y laisser sa peau ? « Tout le monde pense qu’il peut tomber malade, à un moment donné. Bien sûr. Mais c’est pour ça qu’il faut qu’on soit bien équipés. Moi, ce que je n’accepterai jamais, c’est d’aller à la guerre avec un équipement sous-optimal. Ça ne peut pas être des fonctionnaires qui décideront pour moi ce que je dois mettre ou ne pas mettre. »

16 h 30

Président de l’Association des médecins microbiologistes du Québec, le Dr Weiss retourne à son local pour échanger – virtuellement – avec ses collègues, partout dans la province. Si de nombreux médecins spécialistes ont vu leur charge de travail réduite pendant la pandémie, les 220 microbiologistes-infectiologues du Québec ne chôment pas : ils sont responsables des tests, des traitements, de la prévention et du contrôle des infections. « Nous sommes sur tous les fronts, mais nous n’avons pas toutes les réponses. Nous apprenons. J’en connais plus sur cette maladie que j’en connaissais il y a quatre semaines. »

19 h 25

Après avoir réglé une dernière urgence, Karl Weiss se lave les mains, retire son masque, se lave les mains, enfile ses vêtements, se lave encore les mains et rentre chez lui. Le médecin a choisi de ne pas s’isoler, comme le font certains collègues. « Je fais attention. Ça ne m’inquiète pas. Ce qui m’inquiéterait, c’est qu’on n’ait pas l’équipement adéquat pour traiter nos patients à un moment précis. C’est là où je tirerais un trait. On prend toujours un risque, quand on est en médecine. Mais je ne me mettrai pas à risque de façon exagérée à cause de l’incompétence des autres. »

22 h

Karl Weiss prend les dernières nouvelles de la journée, en provenance d’ici et d’ailleurs. Au Québec, la série d’éclosions dans les centres de soins prolongés l’inquiète au plus haut point. Pendant qu’on préparait les hôpitaux au pire, on semble avoir oublié les CHSLD.

Pearl Harbor, encore une fois. « On s’attendait à avoir beaucoup de décès dans les hôpitaux, mais ce sont les CHSLD qui ont été frappés. » Sur ce front, l’effort de guerre devra être considérable. « Une fois que le virus s’introduit quelque part, c’est comme un cheval de Troie ; la propagation est énorme. Notre réussite va dépendre de la façon dont on va gérer la crise dans les centres de soins prolongés et les maisons de retraite. C’est là que tout va se jouer. »