Le 19 mars, Anne Michaud m’a écrit pour me parler de son vieux père de 97 ans, Marcel.

Le 19 mars, cela faisait cinq jours que le gouvernement du Québec avait interdit les visites dans les centres de personnes âgées pour éviter la propagation du coronavirus.

Ce jour-là, Anne m’a décrit son père, qui habite un logement dans une résidence pour personnes âgées en Outaouais.

« Il a toute sa tête, marche sans aide, fait son lavage et est tout à fait capable de se laver, de s’habiller tout seul. Son seul handicap est qu’il est très sourd et entend difficilement même avec ses appareils auditifs. Cela ne l’empêche nullement d’être branché en permanence sur RDI et de lire Le Devoir, qu’il va chercher à la réception du complexe tous les matins. Désolée, il n’a pas été capable de s’habituer à l’iPad… »

Chaque jour, Anne et sa sœur allaient visiter leur vieux père pour le faire manger, pour parler avec lui. Une ou deux fois par semaine, Marcel allait souper chez ses filles. Marcel allait aussi dîner chez Cora de temps à autre…

Bref, Marcel vivait sa fin de vie comme le reste de sa vie d’avant : il était curieux, vigoureux, vif.

Et là, le 19 mars, l’immeuble de Marcel était devenu une forteresse. Finies les visites. Les résidants étaient confinés à leurs chambres. Fin des services de ménage et de buanderie. Ce jour-là, Anne m’a écrit qu’on défendait aux résidants de déambuler dans les corridors.

Je cite Anne : « C’est comme si, pour préserver la vie de mon père, on venait de le condamner à vivre dans une prison. »

Elle craignait que son père ne subisse un déclin physique, psychologique et cognitif dans la prison qu’était devenue la résidence pour personnes âgées de Marcel.

« Il me semble que la somme de toutes ces mesures représente une condamnation soit à une mort tout aussi prévisible, soit à une détresse psychologique certaine. À quoi sert-il de prolonger la vie de mon père si ce faisant on lui impose une fin de vie misérable ? Peut-être aurez-vous la réponse à cette question… »

J’ai lu ça, j’ai pensé : sale époque.

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Chaque jour ou presque, je reçois des témoignages du même genre. Des gens qui sont heurtés par la rigidité des règles en ces temps de pandémie. Des drames humains authentiques, causés par des décisions dont je refuse de croire qu’elles sont prises à la légère.

Je parle par exemple de ces futures mamans qui viennent d’apprendre qu’elles devront accoucher seules, sans le père, par exemple.

Je parle de ces opérations de cancers reportées, par exemple. D’un point de vue oncologique, ces reports sont justifiés. D’un point de vue humain, on ne peut qu’imaginer l’angoisse de la personne qui subit ce report.

Et il y a les soins palliatifs, aussi, la dernière escale sur terre. J’ai échangé hier avec Geneviève D. : sa tante Danielle devait être admise dans une maison de soins palliatifs, à Rimouski. Mais on l’a prévenue : pas de visites, sauf à la toute fin, dans les 24 à 48 dernières heures…

Le hic, c’est qu’il peut s’écouler des jours avant que ces dernières heures, avant que la mort ne s’immisce dans la chambre d’une personne en maison de soins palliatifs. Autant de jours que, pandémie oblige, Danielle allait devoir passer seule…

La famille a donc refusé l’admission.

Danielle est encore à la maison, souffrante, sans doute plus souffrante que si elle était soignée dans cette maison spécialisée. Sa famille s’épuise à s’occuper d’elle.

Geneviève était outrée : Pourquoi, mais pourquoi faire ça, dans une région si peu touchée par la COVID ?

Je l’ai appelée. Geneviève m’a dit que des gens pensent que c’est une décision de la maison de soins palliatifs. Elle sait qu’il n’en est rien. Que la décision vient de Québec. Elle croit que le confinement des patients en fin de vie mérite plus d’explications.

« Si au moins, m’a-t-elle dit, si au moins ça pouvait être mieux expliqué. Le pourquoi. Je pense que ça soulagerait beaucoup de familles. »

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Jeudi, Anne Michaud m’a réécrit. Elle avait eu dans la journée des nouvelles inquiétantes à propos de son père. Anne n’a fait ni une ni deux, elle est allée à la résidence de Marcel. Elle a réussi à enfiler masque et gants et à monter à la chambre de son père…

Quel choc ! En moins de trois semaines, mon père est soudainement devenu un vieillard. Il a de la difficulté à s’asseoir et à se relever. Il marche d’un pas traînant et a tellement peu d’équilibre qu’on a sans arrêt l’impression qu’il va tomber…

Anne Michaud

Marcel était désorienté, désorganisé.

Je la cite : « Je ne blâme certainement pas le gouvernement Legault, qui prend des mesures draconiennes pour protéger les personnes âgées dont les vies seraient assurément mises en danger si le virus entrait dans leurs résidences. Ils font ce qu’ils doivent faire, même si c’est difficile. Ce que je veux, c’est qu’on réalise que d’ici quelques mois, des personnes vont mourir, non pas de la COVID, mais de ce qu’il aura fallu faire pour les protéger de ce satané virus… »

J’ai lu ça, sonné.

Quelle sale époque, quelle sale époque de choix pas possibles, difficiles, cruels.

J’ai dit à Anne que je l’appellerais bientôt.

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Vendredi, Anne m’a réécrit. Elle était sous le choc, mais pour une autre raison : Anne venait d’apprendre que sa fille, résidente en médecine à Montréal, était enrôlée pour la lutte contre la COVID au Centre universitaire de santé McGill (CUSM). « C’est très inquiétant pour une mère d’apprendre que sa fille s’en va au front. »

J’ai pensé : cette femme est prise en étau par cette maudite pandémie, la fille en elle souffre ; la mère en elle souffre…

Je l’ai appelée hier.

Les nouvelles étaient mauvaises. Marcel venait d’être hospitalisé à l’Hôpital de Gatineau. Il avait été trouvé étendu sur le plancher de son appartement. Confus, mais assez lucide pour dire qu’il ne voulait pas être réanimé. Le pronostic, m’a dit Anne, n’était pas réjouissant.

Nous avons parlé de cette sale époque. Je ne sais plus comment, mais nous avons parlé de l’autre cataclysme de notre génération, le 11 septembre 2001…

« Mais ça ne nous a pas frappés aussi intimement que la COVID nous frappe, ai-je dit.

– Et le 11-Septembre, a répondu Anne, on pouvait se réunir. Vivre ça ensemble. Là, on ne peut pas se réunir… »

Normalement, dans un Québec pas confiné, dans un monde sans pandémie, Anne aurait été là, à ce moment précis, au chevet de son père.

En ce 4 avril 2020, c’était impossible.

***

J’ai rappelé Anne Michaud plus tard dans la journée. Avec tout ça, à travers toutes ces conversations, j’avais oublié de noter le nom de son père, Marcel.

J’ai demandé à Anne de me parler de son état d’esprit, là, maintenant, à ce moment précis.

Choquée, mais compréhensive ?

Choquée, mais incrédule ?

Pas choquée ?

Résignée ?

Réponse : « Au départ, j’étais choquée. Aujourd’hui, je comprends mieux toutes ces mesures de confinement. Maintenant, je ne suis plus choquée. Je suis juste triste. Je suis juste terriblement triste que ce qui sera peut-être les derniers moments de mon père ait été aussi… merdique. »

***

La chronique devait finir là-dessus, sur les mots prononcés par Anne pour décrire sa tristesse à propos de la grisaille de ce qu’elle redoutait être les derniers moments de vie de son père Marcel.

Mais j’ai dû – encore – la rappeler, pour vérifier des détails. Et Anne avait le pied dans la porte…

Marcel était mourant. On venait de la prévenir, de lui dire de s’en venir à l’hôpital.

Le cas de Marcel était considéré comme un cas de soins palliatifs, ses enfants allaient donc pouvoir être à son chevet.

« Un à la fois… » m’a expliqué Anne, pressée de prendre la route.

***

Anne m’a rappelé en début de soirée : « Mon père est décédé. Ma sœur était là. »

Anne n’a pas eu le temps d’arriver à l’hôpital. Elle semblait en paix quand même.