Quand son médecin lui a annoncé qu’une masse avait été décelée dans sa vessie, en décembre, Louise Amiot a compris que cela ne pouvait signifier qu’une chose.

Le crabe était revenu.

Des examens plus poussés, début mars, ont confirmé qu’il y avait récidive du cancer. Il fallait retirer la tumeur le plus tôt possible. L’opération a été fixée au 24 mars.

Ce n’est qu’après avoir retiré la tumeur et l’avoir analysée que l’urologue de Louise pourrait connaître précisément le grade du cancer.

Autrement dit, l’urologue ne savait pas à quelle vitesse le cancer progressait à l’intérieur du corps de Louise. D’où l’importance de procéder rapidement à l’opération.

Il fallait tuer le crabe, avant qu’il ne fasse ses ravages.

Le 16 mars, Louise s’est présentée à l’Hôpital de Chicoutimi pour sa rencontre préopératoire. À ce moment-là, les médias ne parlaient plus que d’une chose : le coronavirus. Les hôpitaux qui risquaient d’être submergés. « Vous, vous avez une tumeur. C’est sûr qu’on n’annulera pas », l’a rassurée un infirmier.

Le 23 mars, à la veille de la chirurgie, Louise Amiot a reçu un coup de fil de l’hôpital : l’opération était annulée. Reportée à une date indéterminée, pour cause de coronavirus.

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Les trois quarts des 9000 opérations chirurgicales électives qui auraient dû se faire dans les hôpitaux du Québec dans la dernière semaine ont été repoussées, a appris ma collègue Caroline Touzin.

Ça veut dire que 6750 personnes en attente d’une opération ont reçu un appel, comme Louise Amiot, pour se faire dire qu’on prévoyait une vague de patients infectés, que les médecins et les infirmières risquaient d’être incapables de fournir à la tâche, qu’il fallait préserver les masques, les respirateurs artificiels, les lits aux soins intensifs.

Bref, qu’on s’occupera d’eux après le passage du tsunami.

Une opération chirurgicale élective est, par définition, une opération non urgente, dont le report ne comporte pas de danger pour le patient.

Un remplacement de la hanche, c’est une opération élective. Ça peut attendre.

Mais une mastectomie ? Une opération cardiaque ? Le retrait d’une tumeur maligne ?

Ça aussi, semble-t-il. Dans certains cas, ça peut attendre… un peu.

N’empêche, Louise Amiot est morte d’inquiétude. En isolement, comme le reste du monde, elle tourne en rond dans sa maison, sans savoir quand cette crise prendra fin. Elle ne peut s’empêcher d’imaginer que le cancer la ronge un peu plus chaque jour qui passe.

Comme si on l’avait laissée avec une bombe à retardement dans le corps.

« Un cancer, c’est urgent… Je suis confinée chez moi, à me demander si je vais vivre encore longtemps… C’est insoutenable ! »

PHOTO FOURNIE PAR LOUISE AMIOT

Louise Amiot

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L’autre chose, terrible, à laquelle Louise ne peut s’empêcher de penser, c’est que les directives du ministère de la Santé ont pour effet de sacrifier les malades actuels dans le but d’en sauver d’autres… potentiels.

« Absolument pas ! », a assuré vendredi la ministre de la Santé, Danielle McCann. Des orientations cliniques ont été élaborées par un comité scientifique, a-t-elle expliqué. « Les orientations sont claires : tout ce qui doit être fait pour les gens qui ont un cancer qui ne peut pas attendre va être fait. »

« C’est la même chose en chirurgie cardiaque, a ajouté la ministre. Quelqu’un qui a un problème cardiaque, qui a besoin d’être opéré rapidement, va être opéré. »

La difficile tâche des médecins est de trouver un équilibre entre les risques qu’ils font courir à leurs patients en reportant leur opération et les besoins de ceux qui seront peut-être admis à l’hôpital, bientôt, en masse et de toute urgence.

Les hôpitaux sont sur un pied de guerre. Dans deux ou trois semaines, on peut présumer que certains d’entre eux seront des champs de bataille. Reporter une opération aujourd’hui peut sembler sans cœur, mais c’est peut-être la seule façon d’éviter qu’il y ait (trop) de victimes collatérales.

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Pour le moment, c’est le calme avant la tempête.

L’Hôpital de Chicoutimi est vide, a raconté un médecin à Louise Amiot. Aucun patient atteint de la COVID-19 n’y a encore été admis. Pourquoi, alors, ne pas en avoir profité pour faire l’opération, comme prévu ? Après tout, elle n’aurait duré qu’une quinzaine de minutes…

PHOTO MARIANE L. ST-GELAIS, LE QUOTIDIEN 

L’Hôpital de Chicoutimi est vide, a expliqué un médecin à Louise Amiot, qui est en attente d'une opération.

Pourquoi ne pas traiter le plus vite possible ceux qui sont déjà malades plutôt que de tout annuler et attendre dans les tranchées ?

« Pour des raisons de confidentialité », le CIUSSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean a refusé de commenter le dossier de Louise Amiot.

De toute façon, ce n’est pas vraiment l’Hôpital de Chicoutimi qui est en cause dans cette affaire, puisque le drame de Louise s’est répété des milliers de fois, cette semaine, au Québec.

Il s’est aussi répété dans le reste du Canada. Et ailleurs dans le monde. Partout où menace la pandémie, les hôpitaux font face au même dilemme.

Impossible de penser qu’il n’y aura aucun prix à payer pour tous ces délais et reports.

Il y aura une hausse de la morbidité et de la mortalité, conséquence directe de la priorité accordée à la COVID-19 dans les hôpitaux, a prédit le Dr Brian Goldman à la journaliste torontoise Sydney Loney… avant que cette dernière ne lui avoue que sa propre mastectomie venait tout juste d’être annulée.

Dans le magazine Maclean’s, la journaliste signe un papier angoissant et angoissé, dans lequel elle demande ce qui arrivera de « tous ces patients laissés dans le purgatoire pandémique ».

Sydney Loney s’inquiète de ce qui se passera, après la pandémie.

Que fera-t-on de l’accumulation de malades critiques mis de côté pendant des semaines ? Ouvrira-t-on des blocs opératoires les week-ends pour les soigner ? Les médecins auront-ils encore la force de mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu ?

Le gouvernement aura-t-il l’argent pour les payer ?

Louise Amiot se pose les mêmes questions. « Plus on attend, plus l’opération sera longue et difficile. La tumeur sera plus grosse, et l’hôpital risque d’être bondé. »

Pour l’instant, l’hôpital estime que son opération peut attendre. Mais si la pandémie se prolonge, l’opération aujourd’hui jugée non urgente pourrait bien devenir… très urgente.

Et si on attend trop longtemps…

« Je me dis que je ne mourrai pas du coronavirus, mais que je mourrai peut-être à cause du coronavirus… »