Constance Bennett sortait du supermarché quand un client l’a apostrophée.

« Quel âge avez-vous, madame ?

— 73 ans…

— Vous n’avez pas le droit d’être ici toute seule ! Vous devez être accompagnée. Ça va vous coûter cher, le premier ministre a dit que les amendes seraient élevées !

— Eh bien, accompagnez-moi jusqu’à ma voiture, cher monsieur… »

Manifestement, le client avait mal compris les directives de la Santé publique. Sur le coup, Mme Bennett a choisi d’en rire.

Mais la vérité, c’est que ces jours-ci, elle se sent pestiférée.

Ses voisins, à Joliette, lui ont reproché de ne pas se cloîtrer chez elle en permanence. Ils sont terrifiés à l’idée qu’elle puisse les contaminer. Elle est pourtant en pleine santé.

Et puis, il y a les regards appuyés, dans la rue. Les remontrances. Les dénonciations sur Facebook, photos de ceux qu’on qualifie allègrement de « vieux criss » à l’appui. Qu’on les enferme ! Sont têtus ! On fait tout ça pour eux !

Il y a même des succursales de la SAQ qui ont « carté » leurs clients pour s’assurer qu’ils avaient… moins de 70 ans. Elles ont fini par reculer, mais disons que ça donne une idée de l’ambiance.

Au Québec, la chasse aux vieux est ouverte.

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Mettons deux ou trois choses au clair.

D’abord, une évidence : Constance Bennett n’est pas dangereuse. Pas davantage, en tout cas, que les autres Québécois, quel que soit leur âge. Elle vit seule, n’a pas voyagé et n’a d’interactions quotidiennes qu’avec son iPhone.

Une évidence, disais-je ? Pas pour tout le monde, semble-t-il. Lundi encore, François Legault s’est senti obligé de dissiper tout malentendu : « Je veux qu’on se comprenne bien, là, les personnes âgées de 70 ans et plus ne sont pas plus à risque de propager le virus. »

Au contraire, d’un point de vue statistique, vous avez plus de risques de contracter la COVID-19 au contact des jeunes que des aînés. Pour le moment, à peine 11 % des Québécois infectés sont âgés de 70 ans ou plus.

Ce sont les plus jeunes, porteurs du virus mais sans symptômes apparents — ou si peu —, qui risquent davantage de propager la maladie à grande échelle.

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Deuxième chose : Constance Bennett a le droit de sortir.

Comme tout le monde, elle doit le faire le moins souvent possible. Elle doit respecter la distanciation sociale. Mais elle n’est pas obligée, plus que les autres, de se barricader à la maison. Elle peut faire une marche. Elle peut faire ses courses.

PHOTO DAVID GANNON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un homme âgé portant un masque de protection fait ses courses à Berlin, en Allemagne.

Depuis lundi, seules les personnes habitant des résidences pour aînés ne peuvent plus sortir sans supervision. La raison est simple : le virus qui s’introduit dans une résidence peut devenir une bombe qui ravage tout sur son passage.

C’est ce scénario cauchemardesque que la direction de la santé publique tente d’éviter à tout prix – et qui a malheureusement déjà commencé à se produire. Mais Mme Bennett, comme la majorité des Québécois de 70 ans et plus, n’habite pas en résidence.

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Troisième chose : arrêtons de croire que nous faisons tous ces sacrifices pour les personnes âgées. Ce n’est pas vrai. Nous les faisons pour eux, pour nous, pour nos enfants. Personne n’est immunisé contre la maladie.

Ce virus ne s’en prend pas qu’aux vieux. Des jeunes tombent malades et meurent, aussi. En ce moment même, un homme de 36 ans se trouve aux soins intensifs de l’hôpital Charles-Le Moyne. Il y a quelques jours, un adolescent est mort en Californie.

Bien sûr, on suggère fortement aux personnes âgées de rester à la maison, parce qu’elles sont plus susceptibles de souffrir de complications et de mourir de la COVID-19.

Mais à ce que je sache, on n’a jamais suggéré à la population de sortir les torches et les fourches pour se lancer à l’assaut des papys qui se baladent au soleil sans déranger personne.

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Sale temps pour les vieux.

Aux États-Unis, le lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick, leur demande carrément de se sacrifier pour sauver l’économie américaine du naufrage.

Le président Donald Trump suggère la même chose, quand il prêche pour un redémarrage rapide de l’économie, sous prétexte que « le remède ne doit pas être pire que la maladie ».

Dans des hôpitaux submergés d’Europe, les médecins font des choix déchirants. Lorsqu’il manque de respirateurs artificiels, ce ne sont pas les octogénaires qui en héritent en priorité.

Partout, les nouvelles sont mauvaises pour les aînés.

Ont-ils besoin qu’en plus, on leur fasse la leçon au supermarché ?

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Pour bien des personnes âgées, la mise en isolement ne change pas grand-chose. Je veux dire : ils étaient déjà seuls, la plupart du temps, avant la crise. Il y a des lustres que l’épidémie de solitude sévit chez les aînés québécois.

Le mari de Constance Bennett est mort en décembre. Ses enfants habitent loin. Elle n’a personne pour faire ses courses.

Mais oui, elle a encore besoin de nourriture et de papier de toilette.

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Elle a aussi besoin de marcher. Seule. Huit kilomètres, deux heures par jour, une baladoémission dans les oreilles. C’est sa bouée de sauvetage, sa façon de traverser, lentement, son deuil.

« C’est un besoin viscéral pour moi, aller marcher. Ça m’aide à garder mon courage et ma force. »

Quand elle croise quelqu’un, elle fait un grand détour, comme dans la chanson de Félix Leclerc. Elle respecte scrupuleusement les consignes. Pour éviter la contagion, bien sûr. Mais aussi, de plus en plus, les réprimandes.

« Se faire dire de rentrer chez soi avec une telle insistance, c’est fatigant. Ce n’est vraiment pas bon pour le moral. » Elle appelle tout le monde à plus de solidarité et d’ouverture. Sans quoi elle ne voit pas comment on pourra s’en sortir.

« En ce moment, c’est trop lourd à porter, d’être vieux. »