Chaque jour à 13 h, Lucien Bouchard ouvre sa télé et se dit qu’« on est chanceux d’avoir un premier ministre comme François Legault ».

Il reconnaît le jeune ministre imperturbable qui a commencé sous sa gouverne, bien sûr. Mais il voit aussi l’homme qui a surmonté de nombreuses difficultés politiques.

« Qui le voyait là il y a seulement cinq ans ? Tout le monde pensait qu’il était fini. Il a mangé son pain noir, il a traversé le désert politiquement.

« Plusieurs auraient quitté la politique avant ça. À force de gérer des départs, des crises, des défaites. Mais c’est un des bienfaits de notre système politique de partis. Il s’est formé à travers cette adversité, et ça l’a préparé pour gérer cette crise », dit au téléphone Lucien Bouchard, confiné au télétravail — car bien entendu, à 81 ans, l’avocat travaille toujours autant… Ses deux fils sont rentrés de New York et de Londres et sont confinés chacun de leur côté.

« Présentement, M. Legault réussit avec raison à s’attirer la confiance des Québécois. Et ce n’est pas parce qu’il nous annonce des bonnes nouvelles : il ne nous annonce que des mauvaises nouvelles. Mais il respecte les Québécois, leur dit la vérité, et il nous communique sa confiance. Il est très concis. Factuel. Il parle bien à la population. Il a engagé un dialogue et il associe la population à la gestion. Il nous fait confiance. Ça se sent, et c’est nécessaire. Parce qu’après cette crise-ci, il y aura la crise économique, et ensuite la crise des finances publiques… »

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L’ex-premier ministre du Québec (1996-2001) est d’ailleurs celui qui a convaincu l’ancien homme d’affaires de se présenter en politique pour le Parti québécois, en 1998.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

François Legault et Lucien Bouchard, en février 2001

« Je sais qu’il y a bien des versions, mais enfin voici la mienne… Nos enfants allaient à la même école primaire. Nos femmes se connaissaient. Les enfants faisaient des cours de judo ensemble. Un moment donné, Isabelle [Brais, conjointe de Legault] dit à Audrey [Best, ex-femme décédée de Bouchard] que son mari avait vendu ses actions chez Transat et était en réorientation. Audrey m’en a parlé, m’a suggéré de le rencontrer. Probablement que Jean-François Lisée [conseiller à l’époque] l’a rencontré d’abord, mais nous nous sommes vus à mon bureau d’Hydro-Québec. Après, il fallait lui trouver un comté, et avec le PQ, c’est pas toujours simple, des fois, il suffit que le chef trouve un comté… en tout cas. »

On a trouvé Rousseau, et M. Legault s’y est fait élire dans une élection partielle, en 1998. Et aussitôt Lucien Bouchard l’a nommé ministre à l’Industrie, puis la même année à la Santé.

« J’ai toujours admiré son calme », dit-il. La Santé, ministère déjà impossible en temps ordinaire (si une telle chose existe), subissait des compressions et réformes. Il était un néophyte politique sous le feu de l’opposition. Mais rien ne semblait l’ébranler.

« Souvent, je me disais en entrant à l’Assemblée nationale : comment il va traverser ça ? Comment il va s’en sortir ? Mais il restait serein, inspirait confiance et les attaques glissaient sur son dos…

— Au point de vous calmer vous aussi ?

— Oui, ça m’arrivait… Plus qu’une fois ! Je me rappelle d’un dossier où j’étais très emporté. Il intervenait d’une façon respectueuse et me faisait réfléchir. »

En plus de son calme dans les tempêtes, il ne manquait pas de détermination non plus. « On a fait toute une série de grands sommets qui se sont tous bien passés, sauf un : celui de la Jeunesse. Ça brassait beaucoup avec les groupes de jeunes, les associations étudiantes. M. Legault était ministre de l’Éducation. Il est venu me voir et m’a dit : 

— M. Bouchard, les jeunes ont raison. Faut réinvestir en éducation. 

— Combien ? 

— Un milliard. » 

Pour un gouvernement ayant mis le cap sur le « déficit zéro » qu’il venait d’inventer, c’était fort de café. 

« Il m’a dit : on met de l’argent à toutes sortes de places, c’est ça qui est le plus important : nos jeunes ! Il m’a expliqué les coûts de système, les universités, etc. » 

Il savait sans doute qu’il faisait résonner très fort la corde sensible du patron. 

Quelques coups de téléphone plus tard, la somme était débloquée.

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Il n’y a aucune comparaison possible avec la « crise du verglas » de 1998, quand des millions de Québécois ont été privés d’électricité.

C’était beaucoup moins grave et on connaissait notre ennemi. L’évolution était linéaire. À mesure qu’Hydro raboutait les fils, la crise diminuait. Je ne dirais pas que c’était facile, mais ça ne se compare pas du tout, le chemin était tracé.

Lucien Bouchard

« Là… on ne sait pas trop comment réagir ! Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire du Québec. On a eu le choléra dans les années 1830, il est mort plusieurs milliers de personnes sur une population pas très élevée, mais les gouvernements n’étaient pas les mêmes. Dans l’époque contemporaine, ce n’est jamais arrivé.

« Il est certain qu’au gouvernement, on observe la courbe… et si elle ne cesse pas et ne se redresse pas, il y aura beaucoup de gens à hospitaliser. Aura-t-on assez d’équipement ? Ça dépend du nombre… De la hauteur de la courbe… de la durée… Mais ça en prendra en quantité considérable. Et aux États-Unis, ils ont un gros problème avec ça, ce ne sont pas eux qui vont nous alimenter…

« C’est ça le plus difficile pour le gouvernement en ce moment : gérer l’incertitude. »

On le sent dans ses réponses, le premier ministre est très prudent, fait bien attention de ne pas promettre l’impossible. Oui, « ça va ben aller »… mais pas tout de suite.

Avant d’aller bien, ça n’ira pas bien !

Lucien Bouchard

Et puis, après cette crise énorme, il y aura deux autres crises.

Une crise économique, dont la durée et l’ampleur sont imprévisibles. Et une crise des finances publiques, par manque de rentrées fiscales, par tout ce qu’il faudra dépenser pour aider les gens et les entreprises.

« Il était dans le trèfle jusqu’aux genoux, mais plus maintenant. »

Bref, ce sera long.

« Remarquez qu’il ne fait pas de politique. Il ménage ses relations avec le gouvernement fédéral et les autres gouvernements. Les gouvernements ont besoin de la confiance des autres.

« Mais les Québécois sont solidaires. On ne peut pas se permettre l’indiscipline. C’est entre nos mains. Les gens comprennent ça. Le nombre de personnes revenues dans le réseau de la santé pour aider, c’est magnifique. Le ressort québécois, il est encore là ! Ceux qui pensaient que les Québécois avaient démissionné, c’est le contraire ! Ça fait chaud au cœur de voir ça. »

Mais pour François Legault, ce qui l’attend est « une immense épreuve qui va le hanter jusqu’à la fin de son mandat ».