Des aînés s’attardent entre les rayons d’une épicerie. Des voisins invitent des amis à prendre un verre. Des amoureux se bécotent sur les bancs publics. Des collègues ne respectent pas les règles de distanciation sociale…

La boîte de courriels de La Presse déborde. On nous envoie des photos d’attroupements, on dénonce un voisin, un employeur, un inconnu. Un peu comme si tout le monde voulait apporter sa contribution pour lutter contre la pandémie.

Un peu comme si tout le monde s’était attribué le rôle du shérif ou… du mouchard.

Je ne sais pas ce que notre illustre ancien chroniqueur Pierre Foglia aurait pensé de ce courrier du genou en temps de crise. Il aurait sans doute hayïïï ça. Il l’aurait écrit comme ça : « J’hayïïïs ça. » Pour lui, la délation était « une pourriture de l’âme qui rabaisse l’homme et sa fiancée au niveau de la limace ».

Foglia n’a jamais été tendre non plus avec les « ayatollahs de la santé publique », mais c’était surtout pour dénoncer leur obsession pour les casques à vélo et le fromage au lait cru, obsession nourrie par notre « hystérique désir de vivre à risque nul ».

Bien sûr, on n’est pas là, aujourd’hui.

Bien sûr, les mesures de confinement de plus en plus sévères qu’on nous impose n’ont rien à voir avec le vélo ou le fromage. Il s’agit de prévenir une hécatombe. « On a tous un seul objectif. C’est la santé, c’est la vie humaine qui est en jeu », me dit le directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Sylvain Caron.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

L’opération délation est déjà bien entamée, souligne notre chroniqueuse.

Le SPVM encourage les Montréalais à composer le 911 pour dénoncer les non-respects de confinement dont ils sont témoins. 

« Ce qu’on demande aux gens, c’est de nous appeler quand ils considèrent qu’il y a des gens qui dérogent de façon évidente aux demandes formulées par la Santé publique. »

L’opération délation est déjà bien entamée.

Dans les 24 heures qui ont suivi le décret interdisant les regroupements, samedi soir, le SPVM a reçu près de 220 appels, dit Sylvain Caron. « Les gens dénonçaient des voisins qui recevaient ou des rassemblements dans des parcs. »

Le SPVM s’attend à en recevoir bien davantage, maintenant que l’ordre de fermeture de tous les commerces, à l’exception des services essentiels, est entré en vigueur.

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Je réalise la gravité de la situation. Je comprends l’urgence sanitaire. Vous ne me verrez pas déchirer ma chemise contre une intervention policière, si ça permet de sauver des vies.

Je comprends qu’il y a encore trop de gens qui, par insouciance, égoïsme ou pure idiotie, enfreignent les règles destinées à freiner la propagation de la COVID-19. Aux États-Unis, on leur a trouvé un nom : les COVIDIOTS. Il faut tout faire pour les mettre hors d’état de nuire.

Je comprends que c’est une question de vie ou de mort.

Mais, c’est plus fort que moi, ce qui se passe me donne froid dans le dos. 

L’espace de liberté qui rétrécit de jour en jour ; l’angoissant dispositif de surveillance qui s’abat sur nos villes ; et tous ces gens qui s’énervent, qui montrent les dents, qui montrent les autres d’un doigt terriblement vindicatif…

Le formidable élan de solidarité des Québécois, depuis le début de cette crise, serait-il en train de s’essouffler — et de glisser vers quelque chose de plus sombre ?

Risque-t-on de se transformer en société de délation ?

En une sorte d’État policier sanitaire ?

« On n’est pas rendus à la délation puis la Gestapo », assurait le directeur de santé publique, Horacio Arruda, le 17 mars.

D’accord, mais… s’y rendra-t-on ?

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Oui, je sais, tout ça n’est que temporaire. Tout reviendra, un jour, à la normale. Mais je ne peux m’empêcher de ressentir un malaise devant ces dénonciations empressées, parfois presque… enthousiastes.

En Europe, plus qu’ici, ces questions font débat. En France, où l’on n’a pas totalement oublié l’Occupation, on dénonce avec plus de vigueur les appels à la délation qui se multiplient.

Au Danemark, les autorités sanitaires ont tenté d’encourager, mardi matin, les habitants à dénoncer toute personne soupçonnée d’être contaminée qui refuse de se placer en quarantaine. Devant le tollé, elles ont dû reculer.

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Et pourtant, ça fonctionne, me direz-vous.

Ce sont des mesures coercitives vigoureuses qui ont permis à la Chine de freiner la propagation du virus.

Les autorités chinoises ont confiné des populations entières à domicile. Pour les surveiller, elles ont eu recours à des drones, à la géolocalisation des cellulaires, à la reconnaissance faciale.

À la délation à grande échelle, aussi.

Bref, elles ont eu recours à des mesures… orwelliennes. C’est possible dans un État totalitaire comme la Chine, beaucoup moins dans une démocratie comme la nôtre.

Mais bon, ça marche. Même que l’Organisation mondiale de la santé a louangé la réponse chinoise à la pandémie…

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Au Canada, on sent bien que nos dirigeants cherchent à trouver un équilibre, fragile, entre la protection de la santé publique et celle des libertés individuelles.

Après avoir discuté avec ses homologues des provinces, lundi soir, le premier ministre Justin Trudeau a décidé de ne pas invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

Pas encore.

« Selon moi, c’est prématuré d’adopter cette loi-là », a déclaré François Legault, mardi. Puis : « On compte sur la bonne foi de tout le monde pour le plus de temps possible. »

Le plus de temps possible. Comme s’il y avait, inévitablement, une prochaine étape à venir… où ça ne sera plus possible.

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C’est le paradoxe de cette pandémie : d’un côté, elle nous rapproche plus que jamais ; nous sommes tous dans le même bateau, soudés, vulnérables devant cet ennemi invisible.

D’un autre côté, la pandémie nous rend plus que jamais suspicieux les uns des autres. Parce que tout le monde peut être un vecteur potentiel de la maladie.

À terme, le climat de suspicion qui commence à s’instaurer au Québec pourrait détruire notre tissu social. 

Imaginez un peu les relations entre des voisins qui se seront dénoncés à la police, une fois qu’on se réveillera de ce mauvais rêve…

Bref, allons-y mollo avec la délation.

Le vieil homme croisé à l’épicerie n’a peut-être pas le choix de s’y rendre. Peut-être est-il seul au monde. Au lieu d’appeler la police, proposons-lui donc de faire ses courses.

Nous sommes tous dans le même bateau. Restons solidaires. Traversons la tempête, ensemble.