On les appelle les « détectives génétiques » de la COVID-19. Leur travail : tirer profit des indices laissés par le virus responsable lorsqu’il mute pour comprendre sa propagation. Et aider à freiner sa progression.

La COVID-19 est une pieuvre qui étend maintenant ses tentacules presque partout sur la planète. Et de son bureau de l’Université de Bâle, en Suisse, la chercheuse Emma Hodcroft travaille à dessiner ces tentacules.

Sur les cartes qu’elle et son équipe produisent et qui documentent l’évolution de la pandémie, on voit d’abord une première flèche partir de Wuhan, en Chine, pour gagner l’Europe. Puis les tentacules fusent de Chine pour atteindre un grand nombre de pays asiatiques. Le spaghetti de lignes qui quittent ensuite l’Europe montre combien le continent est devenu un nouveau foyer d’infection mondial.

> Consultez le site de Nextstrain (en anglais)

En ce moment, nous surveillons surtout les signes de transmission locale. Nous tentons de voir si des séquences génétiques qui se ressemblent forment des regroupements qui indiqueraient que le virus circulerait au sein de la population.

La chercheuse Emma Hodcroft

« Savoir cela pourrait permettre aux autorités de santé publique concernées d’ajuster leurs stratégies », poursuit la chercheuse.

Emma Hodcroft fait partie du réseau Nexstrain, projet de données ouvertes qui vise à suivre les grandes épidémies sur le globe. Mis sur pied pour surveiller la propagation de la grippe saisonnière et aider les autorités à ajuster leurs vaccins en fonction des souches qui circulent, le réseau a évidemment braqué ses projecteurs sur le SARS-CoV-2, le virus qui cause la COVID-19.

Débusquer les erreurs

Les chercheurs américains, allemands et suisses qui font rouler la plateforme ont été surnommés les « détectives génétiques » ou les « détectives viraux ». Les indices qu’ils utilisent proviennent d’un fait scientifique bien simple : comme tous les virus, le SARS-CoV-2 mute constamment. En se copiant à toute vitesse dans les cellules des gens qu’il infecte, le virus commet invariablement de petites erreurs.

« Ces erreurs sont généralement insignifiantes et ne changent rien au comportement du virus. C’est comme si je faisais une faute de frappe en écrivant un courriel. Vous pourriez quand même comprendre mon message », illustre Emma Hodcroft.

Ces petites fautes de frappe font toutefois en sorte que le virus n’est pas exactement le même d’un patient à l’autre. Il est en constante évolution. En comparant la composition génétique du virus chez plusieurs individus infectés, les chercheurs sont en mesure de remonter les chaînes d’infection et de cartographier, pratiquement en temps réel, comment il se propage sur le globe. Emma Hodcroft poursuit son analogie de la faute de frappe.

« Si vous transférez mon courriel qui contient une faute à d’autres personnes, on pourra retracer qu’il vient de moi, puisque c’est moi qui ai fait la faute à l’origine », explique-t-elle.

Des séquences génétiques du monde entier

Les chercheurs de Nexstrain n’ont évidemment pas les ressources pour se promener partout sur le globe et recueillir des échantillons du SARS-CoV-2. Ils comptent plutôt sur les scientifiques des pays touchés pour séquencer le virus qui frappe leurs patients. Les informations génétiques sont partagées sur une plateforme ouverte appelée GISAID (acronyme anglais qui signifie Global Initiative on Sharing All Influenza Data).

681: Nombre de séquences de virus, provenant de 35 pays, que le groupe comptait lorsque La Presse a parlé à Emma Hodcroft, mercredi dernier

C’est peu considérant les centaines de milliers de cas confirmés sur la planète, et il y a des trous importants dans leurs données.

« On n’a pas de séquences génétiques du virus en Iran, par exemple, qui est un pays très touché. Il y a aussi des manques en Europe de l’Est et en Afrique », dit Mme Hodcroft, qui lance un appel au monde entier – dont le Québec – afin de séquencer les virus prélevés chez les patients.

Malgré ces lacunes, le groupe a pu tirer des conclusions intéressantes. Dans son dernier rapport, il montre par exemple qu’il y a eu au moins quatre introductions distinctes au Royaume-Uni, conduisant à plusieurs chaînes de transmission locale. Cette fameuse transmission locale, tant redoutée par les autorités, se produit quand des gens d’une même population se transmettent le virus. Les scientifiques de Nexstrain la repèrent lorsque les souches de virus se ressemblent beaucoup parmi les patients d’une même région.

Nextrain a aussi repéré de la transmission locale en Californie et montré que plusieurs des cas identifiés à Washington DC sont liés à ceux du navire de croisière Grand Princess. Certaines de ces informations sont possibles à obtenir en retraçant les déplacements des personnes infectées, mais la piste génétique est une méthode supplémentaire qui peut permettre de repérer de nouvelles chaînes de transmission et de nouvelles tendances dans la propagation de la pandémie.

Et le Canada ?

Mercredi dernier, 14 séquences génétiques du virus envoyées par les autorités de la Colombie-Britannique ont semé l’excitation chez Nexstrain. Les chercheurs ont montré que huit d’entre elles étaient semblables à des souches provenant de gens ayant voyagé en Iran. Quatre cas ont été touchés par des virus très semblables à ceux qui circulent dans l’État de Washington, dans le nord-ouest des États-Unis. Cela semble montrer que le virus a franchi la frontière canado-américaine et aide à justifier sa fermeture par les deux pays cette semaine.

Au Québec, les autorités n’ont pas encore mené d’analyses génétiques sur le virus. « Il y a clairement un intérêt pour retracer l’origine des différentes souches, en particulier au Québec. Le plus grand bénéfice se situe au niveau de la compréhension de la chaîne de transmission », dit Sandrine Moreira, responsable de la génomique et de la bio-informatique au Laboratoire de santé publique du Québec.

« Pour l’instant, l’essentiel du personnel est réquisitionné pour travailler sur le test diagnostique et donner les résultats le plus rapidement possible à la population, continue-t-elle. Le séquençage du génome est une opération relativement longue – ça peut prendre plusieurs jours – et on n’a pas eu le temps pour ça. Mais j’aimerais énormément le faire. »

Deux souches ?

Récemment, une étude chinoise a suggéré que les mutations du SARS-CoV-2 avaient produit deux souches du virus, dont l’une serait plus « agressive » et se propagerait plus rapidement que l’autre. On a appelé cette souche supposément plus virulente « type L », par rapport au « type S ». Cette analyse est toutefois très controversée et ne trouve pas beaucoup d’écho chez les scientifiques de Nextstrain. « Chaque fois que vous voyez un nouveau virus comme ça, les mutations vont le diviser en plusieurs groupes. Vous pouvez vous amuser à regrouper les virus en toutes sortes de catégories. Ce qui est important est de savoir si ces groupes sont fonctionnellement différents, et ce n’est pas clair dans l’article. La science derrière ça était un peu trompeuse », dit Emma Hodcroft. Hugues Charest, du Laboratoire de santé publique du Québec, estime aussi qu’on a monté cette histoire en épingle. « Il n’y a pas vraiment de données épidémiologiques confirmées par d’autres équipes qui montrent qu’une souche est plus virulente que l’autre. Ce n’est pas très bien appuyé », dit-il. Emma Hodcroft explique que les mutations qui permettent à un virus de se propager plus facilement sont toujours favorisées par la sélection naturelle, mais que le SARS-CoV-2 est déjà très contagieux et n’a pas vraiment de « pression » à le devenir davantage. « Il n’y a pas non plus de pression à ce qu’il devienne plus dangereux, parce que des mutations en ce sens ne favoriseraient pas sa propagation. C’est quand même une bonne nouvelle », souligne-t-elle.